Un cauchemar woke
La vie est trop courte, et les possibilités infinies. Depuis que j’en ai pris conscience, un peu avant la vingtaine, j’essaie de vivre la mienne le plus intensément possible, en multipliant les expériences, les incarnations, les façons d’être au monde. Les vies que je n’ai pas vécues, il m’arrive de les effleurer en rêve.
L’autre nuit, j’ai rêvé que j’étais de retour à l’université, trente ans après y avoir enseigné la physique. Je me vois dans un amphithéâtre, assis à mon pupitre, un livre ouvert devant mes yeux. Le livre est en latin, et même si je n’ai jamais étudié cette langue, je comprends qu’il s’agit d’un texte d’Ovide. Je suis en train de lire un passage dans lequel une mortelle est poursuivie par un dieu quand soudain, une élève m’interrompt, la voix pleine de sanglots. Elle me dit que cette lecture la blesse, que j’aurais dû l’avertir de la violence du passage, que toute l’œuvre d’Ovide est une apologie du viol. Je me vois lui expliquer, qu’il faut remettre l’oeuvre dans son contexte, que sa lecture est intéressante mais qu’elle ne résume pas tout. Soit je m’explique mal (après tout, cela fait un moment que je n’ai pas enseigné), soit elle ne veut rien entendre. Elle quitte l’amphi en coup de vent, suivie par plusieurs condisciples.
Pour calmer les esprits, j’abandonne Ovide et décide de passer à Shakespeare. Me voilà devenu professeur de littérature anglaise. Puisqu’on est dans un rêve, c’est tout à fait plausible. Tandis que je déclame à voix haute le fameux monologue d’Hamlet, j’entends monter des murmures indignés. Un garçon se lève. Il me dit que je devrais avoir honte. Shakespeare, dit-il, incarne la suprématie blanche, la masculinité toxique, le classisme, l’homophobie. C’est pourquoi on devrait cesser de l’enseigner. A nouveau je me lance dans une explication où je souligne l’importance de son oeuvre, sa compréhension fine des passions humaines, laquelle me semble soudain plus nécessaire que jamais.
Tentant la carte de l’humour, j’évoque la thèse selon laquelle Shakespeare était une femme. Mais personne ne rit. Au contraire, je n’ai en face de moi que des visages hostiles. Le garçon quitte l’amphi à son tour, avec une dizaine de ses vigilants camarades. Il ne reste plus grand monde dans les rangs. De guerre lasse, je passe aux mathématiques. J’ai à peine ouvert la bouche qu’un étudiant se lève avec fracas. Il m’informe que les mathématiques sont un instrument de la domination blanche patriarcale, avant de me boycotter à son tour. Je réalise que je suis seul. Belle réussite pour ma nouvelle carrière universitaire ! Je remballe mes livres et quitte l’amphi avec ma sacoche sous le bras. Mes élèves m’attendent sur le parking. Ils portent des panneaux sur lesquels est écrit mon nom. Je comprends qu’ils attendent de moi que je me livre à une autocritique. Je proteste. Essaie de parlementer. En vain. Le ton monte, les esprits s’échauffent, je m’enfuis en courant et là, puisque je suis dans un rêve, le décor change d’un coup.
Impossible d’échapper à la colère des purs
Me voilà dans la rue, en ville, à la tombée du jour. Je comprends que j’ai trouvé refuge dans une nouvelle incarnation : je suis devenu metteur en scène. C’est l’avant-première de mon nouveau spectacle. L’idée m’est venue de monter une oeuvre musicale autour de la traite des Noirs. Celui que je suis en rêve a voulu rendre hommage à ces millions d’hommes et de femmes persécutés par un système d’oppression parmi les plus affreux jamais conçus. Un spectacle ne suffirait pas à effacer cette tragédie, pensé-je en songe, mais peut-être parviendra-t-il à éveiller les consciences (dans cette nouvelle séquence de mon rêve, je suis clairement un metteur en scène de gauche). Alors que j’approche du théâtre, rongé par le trac, je tombe sur un comité d’accueil. Des spectateurs venus m’encourager ? Pas vraiment : des militants qui protestent contre la tenue du spectacle. Parmi eux, je reconnais certains de mes anciens élèves. Je ne tarde pas à comprendre de quoi ils m’accusent. On me fait grief d’avoir réuni un casting trop blanc. On me reproche de l’être moi aussi. On me dénie le droit de raconter une histoire « qui ne m’appartient pas ».
J’entame le dialogue. J’explique aux manifestants que je suis de leur côté. Que j’ai monté ce spectacle dans le but de dénoncer les horreurs qu’ils dénoncent. L’esclavage, dit l’homme que j’incarne en rêve, rejoignant en cela une de mes convictions profondes, est une chose qui m’a toujours révulsé. J’invoque l’âme noire dans laquelle se retrouve mon interprète principale. Les seules personnes à avoir une âme noire, répond une voix courroucée, ce sont les Noirs. Dépité, je me fraie un chemin jusqu’à l’entrée du théâtre et file en coulisses, poursuivi par l’écho des récriminations.
Le temps d’ouvrir une porte et je bascule dans une pièce aux couleurs vives. Une femme est allongée sur un lit, plongée dans un profond sommeil. Elle ressemble à Blanche-Neige. En fait, c’est elle. Je passe devant un miroir et me découvre en prince charmant. Heureuse surprise ! J’ai à nouveau des cheveux ! Le fait d’être devenu un personnage de dessin animé ne m’inquiète pas plus que ça. Je suis même rassuré : évoluer au sein d’une fiction n’est-il pas le meilleur moyen d’échapper aux folies du réel ? J’aime Blanche Neige. J’ai vu plusieurs fois le film de Walt Disney. Je sais ce que j’ai à faire. Si j’embrasse la princesse endormie, elle va se réveiller, le sortilège annulé par mon amour véritable.
Au moment où je m’apprête à poser mes lèvres sur les siennes, des inconnus surgissent de derrière une porte. Mes poursuivants m’auraient-ils retrouvé ? Toujours est-il que les slogans sur les pancartes ont changé. Les reproches aussi. Encore que. Cette fois, on me dit que je m’apprête à commettre un geste inqualifiable. Que la femme endormie n’est pas consentante. Que je propage la culture du viol. Je proteste. Mais enfin, vous savez bien qu’on s’aime, Blanche Neige et moi ! Où est l’absence de consentement ? Où est le viol ? Et puis quand même : tout cela n’est qu’une fiction. Un conte de fées. J’hésite à ajouter : revécu dans un rêve. Car au fond, je n’en suis plus si sûr.
Un monde absurde qui me rappelle l’URSS
A ce stade, la seule chose d’à peu près certaine, c’est que je suis chez Gogol, chez Kafka, ou dans une de ces fables horribles imaginées par Orwell. Un esprit facétieux m’a entraîné dans un monde absurde qui rappelle l’Union soviétique de mon enfance. Un monde où règnent l’idéologie, la chasse aux déviants, la bêtise doctrinale appuyée sur la violence des commissaires du peuple. Un monde où le moindre écart de pensée par rapport à la ligne générale peut vous apporter les pires ennuis. Ce monde, j’en ai manifestement bafoué les règles, sans vraiment les comprendre. Tel Zelig, l’homme-caméléon inventé par Woody Allen (authentique victime des nouvelles formes de persécution) j’ai beau essayer de lui échapper en changeant d’identité, une foule hostile continue à faire de moi une cible, un homme à abattre.
La dernière scène me montre nu, tel qu’en moi-même : un mâle blanc d’âge mûr, qui n’a jamais caché son amour pour les femmes, et qui ne s’excuse pas d’avoir très bien gagné sa vie sans oublier de la vivre. Dans cette scène, je suis cerné par des visages où se lit l’indignation, la rancoeur, et pour tout dire la haine. Soudain, un doigt se détache de la foule. Un doigt accusateur, qui se rapproche de moi, toujours plus gros, toujours plus accusateur. Au moment où je comprends qu’il veut m’écraser comme un insecte, je me réveille. Je suis dans mon lit, en sueur, mon smartphone posé sur ma table de nuit, en face de moi un tableau familier. Les signes d’appartenance à un monde libre et confortable. Je prends conscience de la situation, et je me dis : tout ceci n’était qu’un cauchemar.
Mais peut-être pas.
Hélas, tout était vrai !
La veille au soir, je me suis couché la tête pleine d’histoires édifiantes. J’ai passé la journée à lire des articles réunis pour la préparation d’un possible essai à venir. Une collection d’anecdotes insensées qui vous font sans cesse osciller entre le rire et l’angoisse. Dans ces histoires, on trouve souvent les mots woke, cancel culture, trigger warning, privilège blanc, appropriation culturelle. Des mots dont on ignorait tout il y a encore cinq ans, et qui ont fini par s’imposer dans nos imaginaires politiques, vecteurs d’une nouvelle idéologie qui se veut progressiste.
Sorti du lit, je passe au salon. Des dizaines de coupures de presse s’étalent sur ma table de travail. Il y en a des dossiers entiers, sans compter les ressources consignées dans mes disques durs. Toujours hanté par mon cauchemar, je fouille parmi les coupures. Elles confirment ce que j’ai déjà deviné : les situations que j’ai entrevues par le prisme de l’inconscient, d’autres les ont bel et bien vécues.
Dans les universités, des milliers de professeurs sont aujourd’hui soumis à une remise en cause permanente de leur savoir par des étudiants gagnés à la nouvelle idéologie. L’étude de certains textes jugés choquants est précédée d’un avertissement. Les tentatives visant à retirer du programme tel ou tel auteur « suspect » ont lieu régulièrement, parfois (si j’ose dire) avec succès. Même l’anecdote concernant les mathématiques est vraie.
Le metteur en scène existe en chair et en os. Il s’appelle Robert Lepage, son spectacle Slav, et en juin 2019, il s’est vu accuser d’appropriation raciste par des représentants autoproclamés de la communauté noire de Montréal.
Quant au prince charmant, il est lui aussi sur la sellette. Dénoncé par deux chroniqueuses du San Francisco Chronicle qui, après avoir visité Disneyland, ont questionné le maintien dans l’une des attractions d’une figure aussi rétrograde (j’en ai déjà parlé ici).
Laissant là mes articles, je repense à mon rêve et mon humeur s’assombrit. Je me dis : et si tout ceci n’était pas un cauchemar provoqué par un excès de lectures, mais une prémonition ? Un signe que le monde auquel j’ai tellement cru après la chute de l’URSS était à nouveau menacé par le démon de l’idéologie ?
Là, vous vous dites peut-être : cet homme va mal. C’est un obsessionnel. Il fait partie de ces oisifs qui passent leur temps sur Internet ou sur les chaînes d’opinion en croyant y voir un fidèle reflet du monde.
Si seulement c’était vrai ! Après des mois passés à lire, à discuter, à essayer de comprendre le phénomène dont tout le monde parle à présent, je peux vous dire ceci : ne pensez pas qu’il s’agit de paranoïa, ni des élucubrations d’un homme dans la force de l’âge qui se sent menacé par la jeune garde. Ne pensez pas non plus que vous n’êtes pas concerné. Au rythme où vont les choses, dans un monde à nouveau gagné par les pulsions purificatrices, n’importe qui pourrait bientôt se retrouver dans la situation de mon moi imaginaire : dénoncé, vilipendé, effacé, simplement pour avoir voulu faire son travail ou exprimer une opinion.