Spinoza, puissant antidote aux fables des dévots
Imaginez un État libéré des dogmes, où la religion est circonscrite à sa juste place de rituel privé. Vous me direz : voilà bien une idée de notre temps. Pourtant, elle n’aurait jamais vu le jour sans un brillant précurseur : Baruch Spinoza.
La lutte pour la liberté et l’émancipation n’a jamais été un sport d’amateurs. S’il est un penseur qui illustre cette vérité, c’est bien Spinoza. Ce philosophe tient une place à part dans mon panthéon personnel, et j’aimerais vous expliquer pourquoi.
Né à La Haye en 1677, il a grandi dans une famille juive d’origine ibérique qui avait fui l’Inquisition. Toute sa vie, lui-même a eu maille à partir avec les autorités religieuses, au point d’être exclu de sa communauté en raison de ses positions intellectuelles, lesquelles heurtaient de front les fariboles des rabbins. Spinoza était trop précurseur, trop moderne pour être accepté par ses contemporains, même dans la Hollande d’alors, qui était réputée pour être un havre de tolérance. Qu’a pu dire Spinoza pour bousculer à ce point les conventions de l’époque ?
Se poser un instant et réfléchir
La pensée de Spinoza, d’un rationalisme intégral, est tout de suite apparue comme scandaleuse à ses contemporains. Au cœur de sa métaphysique, il y a cette idée insensée au regard des préjugés d’alors : Dieu et la nature sont une seule et même chose. Ce que nous appelons « Dieu » n’est pas un vieux monsieur barbu qui lance des flammes quand il est en colère, ou qui envoie son soi-disant fils pour « sauver » les hommes.
Si, en marchant dans la rue, vous vous prenez un pot de fleurs sur la tête, vous serez tenté d’y voir une sorte de punition. Surtout si, juste avant, vous avez croisé un chat noir ou marché sous une échelle. Bref, vous allez vous réfugier dans la superstition. Hé bien, c’est pareil avec cette chose qu’on appelle Dieu. Pour Spinoza, les théologiens occupés à expliquer l’ordre (et les désordres) du monde, ont eu recours, faute de connaissances scientifiques, à des inventions, à des fables. «Ils forment d’innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux. »
Revenons à notre pot de fleurs. Si vous aviez disposé de toutes les données météorologiques, si vous aviez connu le poids exact du pot sur le balcon au moment exact où vous passiez dessous, vous auriez pu anticiper sa chute. La cause des événements qui nous frappent n’est pas à chercher dans le caractère imprévisible d’une figure imaginaire. Elle se trouve dans les lois de la science, la déduction, l’observation. Comprendre cette chose qu’on appelle Dieu, c’est tenter d’élucider la nature. Cette attitude vaut pour tous les phénomènes de la vie. Spinoza a défini sa démarche d’une formule que j’ai fait mienne : « Ni rire ni pleurer, comprendre. »
Sortir de la servitude
Original, n’est-ce pas ? Pour ne pas dire révolutionnaire ! Justement, un peu trop. Expliquer que Dieu n’est pas un vieux barbu à des théologiens (souvent barbus eux aussi) pétris de certitudes, voilà une entreprise bien périlleuse. Finies les tables de la loi, le buisson ardent, le manne providentiel et toutes ces légendes qu’on trouve dans la Bible. Mais les théologiens de toute obédience auxquels s’attaque Spinoza ne sont pas que des raconteurs de légendes. Par leurs discours, ils sont pourvoyeurs de haine et de violence. Ils manipulent les foules ignorantes qui les écoutent et qui, écrit Spinoza dans son Traité théologico-politique, « combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut ».
Comme on pouvait s’y attendre, Spinoza a fait les frais de son génie. Lui qui disait chercher le bonheur dans la vérité, il a préféré subir les foudres des rabbins plutôt que renoncer à ses idées. Ses propos jugés blasphématoires lui ont valu d’être exclu à vie de sa communauté. Un fanatique a même essayé de le poignarder. Spinoza a choisi de conserver dans son manteau la déchirure provoquée par le coup de poignard, pour ne jamais oublier les conséquences du fanatisme. Il est toujours dangereux d’être en avance sur son temps…
Grâce à lui, à ceux qui l’ont lu et prolongé, une bonne partie de l’humanité a la chance de vivre désormais dans des États laïcs, débarrassés du poids des superstitions. Mais c’est un combat de tous les jours, tant les religieux continuent d’empoisonner notre quotidien en réclamant dans la vie de la Cité une place qui n’est plus la leur. Comme si la science et la raison ne pouvaient suffire à les terrasser.
Nous qui pouvons lire Spinoza dans notre canapé sans en être inquiétés, serons-nous dignes de son héritage ? Saurons-nous défendre notre liberté de croire ou de ne pas croire au péril du terrorisme et de toutes les formes de censure adoptées pour ne pas déplaire aux fanatiques, déguisés en opprimés ?