Raison et sentiments à l’ère du big data
Photo by Gülfer ERGİN
Une analyse passionnante basée sur l’exploitation de millions de livres publiés depuis bientôt deux siècles montre que le lexique rationnel décline au profit du lexique émotionnel. Doit-on s’en réjouir ?
Au début, on se demande quelle mouche a piqué cette équipe de scientifiques multidisciplinaires des universités néerlandaise et américaine de Wageningen et de l’Indiana. Et puis on se dit que l’idée est excellente, bien qu’imparfaite : numériser des millions de livres parus entre 1850 et 2019 pour en analyser le lexique à l’aide de l’application Google Ngram Viewer. Une bonne façon de mesurer l’évolution du Zeitgeist sur pratiquement deux siècles.
Les résultats permettent de dessiner deux périodes : avant et après 1980. Au cours de la première période, l’usage de mots associés à la rationalité tels que « déterminer », « conclusion », « analyse », augmente. En parallèle, la fréquence de mots à connotation sentimentale ou liés à l’expérience émotionnelle tels que « ressentir », « croire », « imaginer » ne cesse de baisser. Dans la deuxième période, c’est l’inverse qui se produit. De même, l’usage du « je/nous » tend à supplanter sur le temps long le « il/ils », signe d’un recul de l’objectivité au profit de la subjectivité.
Bien sûr, ces résultats doivent être pris avec les précautions méthodologiques qui s’imposent. Le corpus est loin d’être exhaustif, et seuls sont pris en compte les livres écrits en anglais et en espagnol. En outre, les auteurs de l’étude savaient très bien ce qu’ils cherchaient. Leurs travaux, ils l’expliquent d’emblée, s’inscrivent dans un contexte politique particulier : celui de l’essor de la post-vérité. « Une période historique particulière concernant l’équilibre entre émotion et raisonnement ». Les auteurs eux-mêmes se montrent prudents quant aux enseignements qu’on peut en tirer.
Un reflux de l’esprit scientifique ?
Ils s’essaient néanmoins à une analyse : sous l’effet des progrès spectaculaires de la science et de la technique, le vocabulaire et l’approche scientifique auraient imprégné la société au cours des 130 premières années de l’étude, avant de marquer le pas devant l’expression de la subjectivité. Un phénomène qui irait bien au-delà de l’explosion des réseaux sociaux. Dans sa recension de l’étude, Le Monde donne la parole à un professeur de sciences cognitives qui salue la démarche mais relativise ses conclusions : pour lui, l’opposition se situe plutôt entre pensée rapide et pensée lente.
Pour imparfaits qu’ils soient (on doit pouvoir perfectionner la méthode), ces résultats sont passionnants car ils viennent éclairer un phénomène majeur dans la compréhension du présent. Selon la définition du Larousse, la post-vérité caractérise l’époque dans laquelle nous serions entrés, dans laquelle la réalité des faits compte moins que l’opinion personnelle, l’idéologie et l’émotion.
J’ai déjà mentionné ici une étude récente de spécialistes du cerveau où il est démontré que la capacité à changer d’opinion devant des faits est avant tout affaire d’émotions. Autrement dit, s’il existe quelque chose comme des faits avérés (ce que je crois), l’exposition à ces faits plonge certaines personnes dans un état de panique émotionnelle comparable à celle provoquée par une agression physique. Si l’émotion prend peu à peu le pas sur la raison, ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le dialogue et la paix civile.
Quand le triomphe de l’émotion annonce la révolution
Toutes proportions gardées, l’époque me rappelle un peu celle du romantisme. Ce moment de l’histoire des sensibilités européennes incarné par le Werther de Goethe, avec ses jeunes héros sensibles travaillés par leurs émotions. A la retenue classique dans le domaine esthétique succédait l’exploration des tourments du moi. A la raison triomphante dans le domaine des sciences s’ajoutait l’expression d’une subjectivité exacerbée. Est-on en train d’assister à un mouvement similaire ?
Si tel est le cas, on peut s’en inquiéter, quand on pense à l’influence de Rousseau (adversaire de la raison et insupportable ami autoproclamé du genre humain) sur les coupeurs de têtes de 1793. J’ai toujours peur, quand j’entends les militants des nouvelles causes fondées sur la subjectivité identitaire faire appel au ressenti et à l’émotion, qu’ils se transforment en justiciers implacables !
Une autre possibilité serait qu’au fond, rien n’ait changé depuis l’invention de la pierre taillée. L’analyse de la production littéraire ne serait que l’écume qui recouvre un océan de passions. Et l’homme, cet être doué de raison qui a poussé le progrès technique à des hauteurs insoupçonnées, serait toujours cet animal émotif soumis aux mouvements de son « âme ».