Vitaly Malkin
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Napoléon, empereur des punks

    La France vient de commémorer le bicentenaire de la mort de Napoléon. Les autorités semblent avoir célébré cet anniversaire comme on se soumet à une piqure de rappel : avec un mélange d’appréhension et de sens du devoir, en poussant un soupir de soulagement une fois l’événement passé. Sans doute craignaient-elles la polémique autour du rétablissement de l’esclavage. Une polémique qui occulte ce que fut Napoléon, et ce qu’il symbolise.

    Si cet homme reste célèbre deux cents ans après sa mort, c’est à travers son œuvre politique : la propagation des acquis de la Révolution, la destruction de l’ordre féodal, l’établissement du Code civil, autant de piliers du monde moderne. Mais c’est surtout grâce à son héritage moral. Aux rêves (ou aux cauchemars !) qu’il a pu inspirer à ses semblables. Comme celle d’Alexandre pour les hommes de l’Antiquité, la vie de Napoléon fut une source de fascination pour ses contemporains, ceux qui lui ont survécu, ceux qui sont venus après lui. La littérature européenne du XIXe siècle regorge d’un type nouveau qu’aura inauguré le général corse sur les ruines de l’Ancien Régime : l’individu parti de rien, sûr de son génie, déterminé à atteindre les sommets du nouvel ordre libéral-égalitaire. La Comédie Humaine balzacienne déborde d’ambitieux prêts à conquérir Paris, puis le monde, par les idées et par l’argent, en passe, déjà, de remplacer les armes comme levier d’ascension sociale.

    En Russie aussi, sa trajectoire a marqué les esprits. Qu’on pense à Raskolnikov, l’assassin campé par Dostoievski dans Crime et Châtiment, se lamentant de ne pas être un « homme exceptionnel », en se disant : « je sentais que je n’étais pas Napoléon… ». Quant à Tolstoï, il a écrit Guerre et Paix pour protester contre l’idée de grand homme, expliquant son échec par la mobilisation laborieuse des volontés anonymes cristallisées dans l’âme russe. Et là encore, c’est un triomphe pour Napoléon : l’un des plus grands romans de l’histoire n’aurait jamais vu le jour sans lui.

    Napoléon, c’est la figure tutélaire de tous les self made men, des aspirants à la gloire, de ceux qui refusent de se cantonner à une vie ordinaire. Ce que symbolise ce personnage historique, y compris dans nos sociétés pacifiées, c’est l’esprit d’initiative, le dépassement de soi, le triomphe de la volonté – expression d’inspiration nietzschéenne à jamais dégradée par les nazis, eux qui ont fait de Nietzsche un usage tellement contraire à sa pensée.

    L’homme d’action par excellence

    La figure de l’Empereur n’a pas fasciné que les écrivains. Les philosophes aussi se sont emparés d’elle, cherchant à percer l’énigme d’un destin si singulier. Hegel en a fait un élément de sa philosophie de l’histoire, le paradigme du « Grand homme », qui accompagne le progrès de la Raison dans le monde sans même en avoir conscience.

    Comme toujours avec les idéalistes, on est en droit de trouver ça pompeux. Pour ma part, l’interprétation que je préfère, c’est celle de Nietzsche. Aux yeux du génial moustachu, Napoléon est l’incarnation du « surhomme », un concept unanimement décrié car (volontairement ?) mal compris. Si Napoléon fut l’homme fort par excellence, ce n’est pas parce qu’il fut brutal ou dominateur, mais parce qu’il a osé affirmer sa volonté sur le monde, instaurer ses propres normes sans se soucier de la foule craintive et grégaire animée par le ressentiment, ceux que Nietzsche a réunis sous l’étiquette de faibles.

    Parmi tous les livres sortis à l’occasion du bicentenaire, l’un d’eux m’a intrigué par son titre : Napoléon, punk, dépressif, héros. En parcourant sa quatrième de couverture, on apprend que l’ouvrage s’intéresse à la part fragile de l’Empereur, dépeint comme une sorte de Hamlet qui aurait gagné son duel avec l’existence. Son auteur, Philippe Perfettini, résume les choses ainsi : « Pour arriver là où il est arrivé, Napoléon a transgressé à plusieurs reprises, il a bravé ses autorités de tutelle. Il a fait son chemin comme ça, en cassant les règles, en contournant, en passant par la fenêtre, en utilisant tout ce qui était à sa disposition pour franchir les étapes et gravir les échelons ». On ne saurait mieux dire. Napoléon, c’est le premier des punks. Celui qui a fait un doigt d’honneur à tout et à tout le monde : aux rois, aux conventions de son temps, aux jacobins pleurnichards avides d’égalité factice.

    A chaque époque sa haine de Napoléon

    Si Bonaparte reste une figure admirée, il a inspiré à travers les âges une détestation non moins tenace. Pour les descendants de ses anciens ennemis, il est généralement réduit à son rôle de conquérant. Pour les Britanniques, c’est Hitler avant la lettre. Mais la critique la plus significative à mes yeux reste la critique de gauche. Une certaine orthodoxie marxiste a fait de Napoléon, non pas l’homme qui a su préserver les acquis de la Révolution, mais un nouveau César, un tyran assoiffé de sang, peu regardant sur celui de ses hommes (positionnement savoureux de la part d’une famille de pensée qui, en la matière aura explosé tous les records au cours du 20e siècle !)

    Vu le pedigree du personnage, c’était inévitable qu’il en fût ainsi. Son existence même fut une insulte au principe d’égalité. Lui qui a connu sa prodigieuse ascension dans une société nouvelle, où tous les hommes étaient censés se valoir, il a d’emblée posé à cette société un problème avec lequel elle n’a pas fini de se débattre : que faire du génie ? Que faire d’un individu qui surpasse tous les autres par son talent ?

    Deux cents ans après sa mort, ce qui fait débat, ce n’est plus son appétit de conquête. Sous nos latitudes apaisées, la guerre a disparu de l’horizon des hommes, emportant avec elle son corollaire : la gloire. Bientôt, si on n’y prend pas garde, on n’accordera plus aucun crédit à cette version laïcisée de la gloire qu’est l’affirmation de soi. En attendant, le point qui me chiffonne le plus, c’est qu’au cours des semaines écoulées, le bilan de Napoléon n’aura été jugé qu’à l’aune d’une décision : celle d’avoir rétabli l’esclavage dans les colonies d’alors, Saint Domingue en tête.

    C’est une réalité historique que je ne nie pas. Tout comme je ne remets pas en cause l’horreur de l’esclavage, d’autant que j’accorde une importance capitale à l’émancipation humaine. Ce que je trouve particulièrement mal venu, et pour tout dire stupide, c’est qu’on résume Napoléon à cette unique mesure. Mesure tactique, opportuniste, mal venue selon nos critères moraux, que je trouve pour ma part déplorable, mais complètement périphérique au regard des enjeux qui animaient les Européens d’alors. J’y vois une réaction typique de notre époque qui se croit vertueuse en traquant le mal dans le passé.

    Une vision étriquée de l’expérience humaine

    Qu’on critique Napoléon, d’accord. Qu’on se dispute pour savoir si cet homme était un génie ou un boucher (ou les deux), soit. Que sa personnalité suscite la controverse, tant mieux : faire l’objet de controverses, deux cents ans après sa mort, c’est la preuve qu’on a vécu une vie digne de ce nom. Mais si on se livre à l’inventaire de son œuvre, qu’on le fasse au moins selon des catégories qui ont du sens au regard de l’expérience humaine. Pas au nom d’une polémique qui reflète les passions du moment.

    Ceux qui ont fait de Napoléon le prétexte à un détournement de mémoire estiment l’avoir fait au nom d’une juste cause. Je pense pour ma part qu’ils font preuve d’une vision étriquée de l’humanité. Vision plaintive, monomaniaque, singulièrement pauvre de l’expérience qui nous réunit tous sur cette planète l’espace d’un instant. Pour paraphraser un philosophe chinois qui n’a pas eu la chance d’accéder à la même renommée que Bonaparte : quand le sage désigne la comète, l’idiot montre le doigt !

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