Molière, le rire contre les hypocrites
Louis XIV et Molière déjeunant à Versailles, par Ingres
La France fête en 2022 les 400 ans de la naissance d’un de ses plus grands auteurs : Molière. Pour l’occasion, on rejoue ses pièces, qui en vérité n’ont jamais cessé de l’être. A quatre siècles d’intervalle, ce dramaturge et homme de scène contemporain de Louis XIV est devenu une gloire nationale. C’est qu’il a encore beaucoup de choses à nous dire sur les hommes, sur leurs passions et leurs hypocrisies.
Pour un étranger comme moi, qui a découvert et appris à aimer la France, difficile de passer à côté de cet auteur. On parle du français comme de la langue de Molière, un privilège qu’il partage avec Shakespeare et Cervantès. Au-delà de cette anecdote, si j’aime autant Molière, c’est qu’il symbolise pour moi ce que la France produit de meilleur : l’irrévérence, l’esprit, la capacité à poser sur les hommes un regard à la fois drôle et lucide. Quand je vois l’état du débat public, son hystérisation, ses indignations ridicules, la terreur latente provoquée par les nouveaux puritains et autres professeurs de vertu, je me dis qu’il s’amuserait beaucoup (et nous avec) s’il revenait d’entre les morts !
Pour autant, Molière ne saurait être réduit à son pays d’origine. Sa renommée a dépassé les frontières pour atteindre l’universel. On apprécie et on joue ses oeuvres dans le monde entier, y compris en Russie. Pour preuve, la biographie que lui a consacrée Mikhaïl Boulgakov, le Roman de Monsieur de Molière, excellente introduction à la vie de l’auteur, par l’auteur du mythique Maître et Marguerite.
Un génie du comique et de l’observation
La vie de Molière (1622-1673) est, en soi, est un modèle de réussite. Voilà quelqu’un qui a osé être soi-même, renonçant à suivre les pas de son commerçant de père pour embrasser la carrière d’acteur, à une époque où c’était une profession déconsidérée : les comédiens n’avaient pas droit à une sépulture chrétienne, au motif que « créer » des personnages était une prérogative réservée à Dieu.
Qu’à cela ne tienne : guidé par sa passion du théâtre, le jeune Jean-Baptiste Poquelin (son nom de naissance) va d’abord parcourir la France avec sa troupe pendant de longues années, période au cours de laquelle il se forme à la scène au contact d’un public varié. C’est là qu’il apprend le rythme, l’art du bon mot et du rebondissement qui tiennent le spectateur en haleine. D’abord tragique, son répertoire se fait de plus en plus comique. Molière a compris que l’humour était une arme fabuleuse pour décrire les hommes et la société. L’humour divertit, et c’est déjà beaucoup. C’est aussi un moyen de faire passer des messages, certains éminemment subversifs, en s’abritant derrière la caricature.
Bientôt repéré pour son talent, Molière entame une ascension express qui va le conduire jusqu’à Paris et à la cour de Louis XIV. C’est là, sous la protection de son royal mécène (certains lui reprocheront sa servilité) que Molière va aligner une série de chefs d’oeuvres : L’Avare, les Femmes Savantes, Les Fourberies de Scapin, Le Misanthrope, Le Malade Imaginaire…
Ces pièces sont un kaléidoscope de personnages et de situations qui épuisent la France de son temps, comme le feront plus tard les grands romanciers du 19e siècle. Toute la société y passe : les nobles, les bourgeois, les commerçants, les soldats, les paysans, les servants et servantes. Aucun thème n’échappe au génie comique de Molière, qui est avant tout un art de l’observation : l’éducation, la médecine, les affaires, la passion des arts et bien sûr, présente en permanence, la passion amoureuse.
Tartuffe ou le faux dévot démasqué
Parmi ces sujets, il en est un qui me touche particulièrement, puisqu’il rejoint l’un de mes sujets favoris : c’est sa critique de la religion. Ou plus exactement, de la façon dont certains s’emparent de la (fausse) promesse religieuse pour exercer leur domination sur les hommes.
A cet égard, deux pièces sortent du lot : Tartuffe et Dom Juan. Deux pièces qui vaudront à Molière les attaques les plus féroces de la part de ses plus grands ennemis : les hommes d’église. Il faut bien comprendre que dans la France de l’Ancien Régime, la religion est une puissance redoutable. Les évêques exercent une influence politique. Les fils et filles de bonne famille peuplent les monastères. Les curés régentent les esprits. Louis XIV est déterminé à lutter contre ce pouvoir pour imposer celui de l’Etat (avant de finir ses jours dans la dévotion). De quoi laisser à Molière un espace de liberté, dont il va s’emparer pour s’attaquer aux mensonges et aux abus des prêtres.
D’abord avec Tartuffe, dont une première version est créée en 1664. Tartuffe un personnage à première vue très pieux, introduit dans une riche maisonnée par l’admiration que lui voue le chef de famille. Mais derrière l’homme de foi, se cache l’hypocrite, le calculateur, l’être sournois qui profite de l’emprise exercée au nom de la religion pour convoiter la femme et la fortune de son protecteur. Tartuffe incarne le faux dévot, un homme qui professe une morale à laquelle il ne croit pas lui-même et qu’il contredit par ses actes. Un type éternel, qui surgit dès qu’une société se laisse abuser par l’imposture de la foi. Ce qui vaut pour le christianisme s’applique à tous les monothéismes. Si la religion change, l’hypocrisie reste !
Mais les hypocrites ont la dent dure : à peine jouée, la pièce fait l’objet d’un scandale tel qu’elle est interdite à la demande de l’archevêque de Paris. Même le roi n’y pourra rien, et Tartuffe devra patienter cinq ans avant d’être à nouveau autorisé.
Dom Juan ou l’odyssée du libertin
Molière réplique avec Dom Juan (1665). Le thème lui est inspiré par une histoire populaire dans l’Europe d’alors : celle d’un aristocrate espagnol connu pour son impiété et ses conquêtes féminines qui lui ont valu d’être exécuté. De ce personnage, qui a donné naissance au concept de donjuanisme, on a retenu le goût pour les femmes, qu’il collectionne comme d’autres collectionnent les timbres, un gout qui lui vaudrait désormais d’être condamné par le néo-puritanisme féministe.
Mais le Dom Juan de Molière doit être situé dans son époque. Il incarne une figure qui scandalise les gens d’église : celle du libertin, à la fois athée, matérialiste et jouisseur. Par certains aspects, je me sens proche de lui. Dom Juan est un libre-penseur, un homme qui vit pour son seul plaisir et se moque des barrières imposées par la société au nom de l’honneur ou de la religion. Même si moralement, c’est un personnage ambigu : beau parleur pour séduire les femmes, il laisse son valet parler à sa place quand il s’agit de les congédier. S’il passe son temps à profiter des autres, il se montre chevaleresque quand se présente une injustice. Il méprise les hypocrites, mais se fait hypocrite lui-même quand ça lui permet (croit-il) de sauver sa vie. Bref, il est pétri de contradictions et c’est cela qui le rend si juste, si humain.
Comme tous les chefs d’œuvre, les pièces de Molière ne cessent de s’offrir à des lectures nouvelles. La commémoration en cours est une bonne occasion de les (re)découvrir. Si vous vivez en France, nul doute qu’un théâtre près de chez vous les a déjà mises au programme. Si vous êtes à l’étranger, guettez une adaptation dans votre langue ou revoyez l’une des nombreuses intreprétations qui en ont été faites pour l'écran. Vous ne le regretterez pas.