Aux sources égalitaristes de l’antisémitisme de gauche
L’antisémitisme est une obsession ancienne, qui a la désolante caractéristique de se perpétrer à travers les âges. Cette obsession, on la croyait mise hors d’usage par les catastrophes du 20e siècle. Mais elle trouve toujours les moyens de ressurgir, par les actes ou par la pensée.
Le dernier exemple en date nous a été offert par un « intellectuel » dont j’ignorais l’existence. Un certain Gaël Giraud, qui passe pour être l’une des voix du renouveau de la pensée de gauche en France. Invité à commenter l’action d’Emmanuel Macron, ce Giraud a accusé le président français d’exécuter « un programme qui lui est dicté par d’autres, notamment David de Rothschild, et ce programme c’est la privatisation du monde et la destruction de l’État social ». On retrouve là un stéréotype antisémite particulièrement tenace : l’idée qu’il existerait un complot juif mondial contre les nations.
L’antisémitisme de gauche, variante d’un mal aux trois visages
Ces propos méritent qu’on s’y arrête. Non pas parce qu’ils annonceraient le retour de la peste brune. Mais à cause du profil de leur auteur. Bien sûr, il y a dans ces déclarations un vieux fond de christianisme. A l’origine de tout antisémitisme, il y a la haine entretenue par les disciples de Paul envers « les assassins du Christ ». En ce sens, ce n’est guère étonnant que l’auteur de cette saillie douteuse soit à la fois économiste et prêtre jésuite. Soit un religieux dont l’ordre, ironiquement, a longtemps été associé à un hypothétique complot…
L’antisémitisme contemporain s’alimente à trois sources, dont il arrive qu’elles mélangent leurs flux. D’abord il y a l’antisémitisme d’extrême-droite, lequel a tendance à être mis sous l’éteignoir, « concurrencé » par la haine des Arabes ; il reste néanmoins présent dans le logiciel antimoderne. De plus en plus actif en Europe, il y a l’antisémitisme professé par les populations élevées dans l’islam, du moins par ceux qui prennent au pied de la lettre les appels au meurtre inscrits dans le Coran.
Enfin il y a l’antisémitisme de gauche. A première vue, c’est la forme la plus difficile à comprendre sur le plan théorique. Elle émane en effet de supposés « amis du genre humain ». Des gens qui proclament l’égalité entre les peuples et disent abhorrer toute forme de racisme. Comment expliquer, alors, que certains leaders et théoriciens de gauche, prise dans son acception la plus anticapitaliste, se laissent aller à des attaques plus ou moins feutrées contre les Juifs ?
Réfléchissant à cette énigme, je suis tombé sur un article publié par l’excellent site Conspiracy Watch. L’article est en fait la traduction d’une tribune parue dans le New Statesman au printemps 2018. Il est consacré à Jeremy Corbyn, l’ancien leader travailliste britannique, tombé en disgrâce à cause de ses accointances antisionistes, pour ne pas dire plus. Mais il me semble que sa démonstration est valable pour nombre de « progressistes » qui finissent par flirter avec la détestation des Juifs.
Derrière la focalisation sur le 1%, le stéréotype du Juif exploiteur
Cette tendance ne serait en aucun cas liée à une dérive ou à un dérapage, mais à une vision du monde très cohérente, concomitante d’une certaine pensée de gauche. Une vision critiquée par un universitaire canadien, Moishe Postone, qui a consacré une partie de ses travaux à explorer les affinités entre certaines formes d’anticapitalisme et le complotisme antisémite.
Comment fonctionne cette vision ? De la façon suivante : d’abord on commence par affirmer que tous les problèmes du « peuple » sont liés à l’action néfaste de 1% d’exploiteurs et de dominants, lesquels se trouvent être pratiquement tous banquiers ou financiers. Mécaniquement, cela pousse à réclamer des mesures sévères à l’encontre de cette fraction coupable de vampiriser le système économique et les êtres qui le composent. Une fois débarrassé de ces « nuisibles », le monde deviendrait comme par magie un lieu paradisiaque… Merveille des solutions simplistes !
Pour Moishe Postone, un tel schéma de pensée doit être rapproché de la « théorie » marxiste (fort contestée depuis) sur la valeur-travail, laquelle indexe la valeur des biens produits sur l’exploitation des prolétaires. Il se trouve que ce schéma coïncide avec les formes et la vulgate de l’antisémitisme, avec ses figures de juifs banquiers et usuriers qui se nourrissent des malheurs du petit peuple. Ce qui expliquerait pourquoi, chez certains, la bascule entre marxisme et antisémitisme s’effectue aussi facilement. Ainsi, par excès de simplification, par incompréhension de mécanismes économiques complexes, par désir de trouver un responsable unique aux malheurs des hommes, certains défenseurs des faibles et des opprimés finissent par justifier une forme de haine raciale.
A cela, qui me semble très juste, j’ajouterai que cette variante progressiste de l’antisémitisme trouve elle aussi son origine dans la religion chrétienne. Car l’égalitarisme marxiste, n’en déplaise à Marx lui-même, est tout entier nimbé de l’universalisme paulinien, qui fait de tous les hommes des frères. Une dimension que j’ai voulu explorer dans un récent texte consacré à la question de l’égalité (accessible gratuitement par ce lien). A mes yeux, l’énigme de l’antisémitisme s’explique donc aussi par la volonté imputable aux chrétiens de faire advenir un illusoire universalisme égalitaire. Si on s’attache à une telle conception, toute revendication d’une forme de spécificité apparaît comme un scandale (c’est pourquoi Israel, en tant qu’Etat juif, est à ce point détesté). Les survivances séculières de l’universalisme chrétien, auxquelles s’ajoute l’essor d’un autre universalisme (l’islam), font qu’à mes yeux, hélas, on n’a pas fini d’entendre parler d’antisémitisme sur le sol européen.