Les écrans contre les Lumières
Dans un paysage sociologique dominé par les héritiers de Bourdieu, Gérald Bronner est une figure qui détonne. A l’inverse de 90% de ses collègues, il n’est pas obnubilé par le désir de débusquer partout des mécanismes d’oppression. Il va plutôt chercher à l’intérieur de chacun la manière dont nous cultivons nos propres vecteurs d’aliénation. Son grand sujet d’études, c’est la croyance, individuelle ou collective. Ça l’a conduit à s’intéresser aux radicalisés, aux complotistes, aux phénomènes sectaires, et plus récemment au vaste marché de l’information en ligne qui charrie le meilleur, mais surtout le pire.
J’ai lu avec enthousiasme son plus récent ouvrage, paru en 2021 sous le titre d’Apocalypse Cognitive. Le sous-titre du livre (La face obscure de notre cerveau) montre l’originalité de Bronner : son recours aux neurosciences, donc à la biologie, pour expliquer certains comportements sociaux. Ce qui, en plus de son intérêt pour la compréhension des phénomènes liés à la foi, en fait un chercheur particulièrement sympathique à mes yeux.
Face au déluge d’informations, les hommes réagissent comme des reptiles
Le constat de départ, chacun a pu le faire. Jamais les hommes n’ont disposé d’autant de temps soustrait au travail. En parallèle, jamais nous n’avons eu accès à une telle masse d’informations. Le web et les outils numériques ont rendu accessible une quantité de connaissances qu’il nous faudrait mille vies pour absorber. Le savoir à la portée de tous, partout, tout le temps : il y avait là de quoi donner corps au rêve des Lumières. De quoi faire de chacun un créateur, un savant, un individu plus libre.
Sauf que non. Simplement parce que notre cerveau ne peut pas suivre. Plus exactement, dès qu’il se trouve confronté aux écrans, il est emporté dans une spirale d’émotions, de dépendance, d’abrutissement, qui nous rend prisonniers de l’information au lieu de faire de nous des gens meilleurs. Pour Gérald Bronner, la surabondance de données s’est traduite par l’émergence d’un marché cognitif, marché hyper-concurrentiel sur lequel les différents émetteurs (particuliers, Etats, entreprises) se disputent une marchandise précieuse : notre attention. Face au déluge de données qui défilent devant nous, nous réagissons avec les moyens offerts par nos cerveaux. On croit qu’on choisit, qu’on va vers l’inédit, le profond, qu’on sélectionne nos lectures selon des mécanismes rationnels. On croit que la vérité sortira gagnante de cette immense foire aux contenus.
Rien n’est moins faux : ce qui nous fait cliquer, c’est la surprise, le rire, l’indignation, la confirmation de ce qu’on croyait déjà savoir. Bref, le moteur de nos interactions en ligne, c’est le primaire, le reptilien. Les ingénieurs de la Silicon Valley l’ont parfaitement compris en concevant des outils qui favorisent les réactions émotionnelles immédiates. Si vous prenez le temps de lire ces lignes, vous êtes une exception : la plupart de mes « lecteurs » se contentent d’exprimer leur accord ou leurs désaccord avec le titre de l’article ou, qui sait, avec la photo d’illustration, en dégainant un smiley sur Facebook.
Les conséquences de tout ça ? Terribles selon Bronner, qui y voit les prémices d’un affaissement civilisationnel. Tout part d’une déception : forts des armes nouvelles offertes par l’encyclopédisme numérique, le temps que les hommes pourraient consacrer à créer, entreprendre, innover, ils le passent dans leur écrasante majorité à jouer, à s’abrutir de vidéos pseudo-comiques, à consommer du porno, à cultiver le conflit par le partage de contenus violents… Bref, avec l’avènement des écrans, c’est « l’homme préhistorique qui revient sur le devant de la scène ». Le constat ne me surprend pas tellement puisque les hommes demeurent soumis à leur part animale. Mais il laisse un goût amer quand on pense aux occasions manquées pour des millions d’humains de se sortir d’un certain marasme.
Bonne nouvelle pour les marchands de fadaises
Pire que les passifs, il y a les obsessionnels, les gourous et allumés en tout genre qui tirent profit du déluge numérique pour répandre leurs inepties partout sur la planète. Planète qui par ailleurs est plate, contrôlée par des lézards géants qui prennent l’apparence des humains. Tout comme on nous aurait menti sur la réalité du Covid et sur les effets des vaccins. Car Big Pharma entend contrôler nos corps en y injectant des micro-puces.
Exemples parmi d’autres des centaines de « théories » fumeuses qui circulent sur un marché cognitif dérégulé, théories dont les adeptes se comptent par millions. Avec l’Internationale des Crédules, boostée par Internet comme l’Islam par la vélocité des cavaliers arabes, on a affaire à une foi dégradée. Une foi de gnostiques dans laquelle les initiés se jettent sur le moindre lien, la moindre vidéo de provenance douteuse pour s’auto-entretenir dans leur croyance débile. Ils pensent faire preuve d’indépendance et d’une lucidité hors du commun alors qu’ils s’offrent à tous les charlatans, à toutes les manipulations.
Verra-t-on une nouvelle foi émerger sur la base de ces fadaises ? Le risque, pour Bronner, c’est surtout celui de la division du monde en sphères concurrentes, où la vérité serait réduite à une valeur relative. Un phénomène déjà à l’oeuvre dans les sociétés occidentales de plus en plus polarisées, où les passions idéologiques se déchaînent sans qu’aucun argument rationnel ne puisse servir d’arbitre.
A priori, ce n’est pas ce qui me fait le plus peur. Fervent défenseur de l’égoïsme et d’une certaine prise de distance aristocratique, je me suis toujours montré méfiant envers certains « débats » actuels, surtout quand ils se traduisent par une foire d’empoigne entre convaincus. Mais comme je crois dans la possibilité pour chacun d’échapper à sa condition par la savoir, la culture et le travail sur soi, le constat que dresse Gérald Bronner ne laisse pas de m’inquiéter. Car il dessine un monde dans lequel triompheraient la paresse, la bêtise, les intérêts douteux de ceux qui crient le plus fort, et qui sont rarement des bienfaiteurs du genre humain.