L’embrigadement mémoriel ne passera pas par moi
Nouveau rebondissement dans la crise qui oppose Paris à Alger : voilà qu’en Algérie, l’usage du français sera désormais interdit dans les écoles et les administrations. Une décision qui devrait relancer la machine à polémiques autour d’une mémoire encore à vif.
C’est un pan de la réalité française que j’ai appris à connaître en vivant près de la Méditerranée : soixante ans après la fin de la guerre, les relations entre la France et l’Algérie continuent d’être marquées par la méfiance et le ressentiment. Ces relations ont pris ces derniers mois une tournure problématique. D’un côté, on a un régime qui entretient comme une rente le souvenir de la colonisation. De l’autre, un pays qui doit composer avec les héritiers d’un conflit douloureux : pieds-noirs, harkis, immigrés algériens et leurs descendants. Si bien que les décisions prises par les dirigeants algériens, à cinq mois de la présidentielle, pourraient donner du grain à moudre à tous ceux qui, en France, cultivent la mémoire du conflit.
Cette guerre des mémoires autour de l’Algérie m’offre l’occasion de revenir sur une tendance qui me désole : la faculté qu’ont certains pays, certaines communautés, certaines personnes qui prétendent parler au nom des morts, à demander des comptes pour les crimes du passé.
La faute collective, avatar du péché originel
Les querelles mémorielles ont toujours existé. Les peuples ont toujours entretenu des haines tenaces contre les adversaires d’hier, parfois vus comme des ennemis éternels. Mais on pouvait s’attendre à ce qu’il en aille autrement dans les démocraties. En théorie, les démocraties sont des régimes fondés sur l’immanence, peu soucieux d’entretenir les mythes du passé pour justifier leur existence, comme c’est le cas des régimes autoritaires. En principe, l’énergie des citoyens devrait y être consacrée à l’amélioration du bien commun, ici et maintenant, en tenant compte des défis de l’avenir.
Hélas, il n’en est rien. En France, la pré-campagne voit des candidats putatifs se disputer sur des faits qui remontent à l’occupation allemande. La guerre d’Algérie, comme on l’a vu, pourrait elle aussi s’inviter dans la campagne. Derrière, c’est la question de la colonisation qui risque d’être à nouveau agitée. Avec cette revendication massue qui revient toujours dans le « camp des victimes » : la France est coupable de crimes pour lesquels on attend d’elle des réparations, que celles-ci soient symboliques ou matérielles.
C’est pour moi l’aspect le plus déplaisant de cette surenchère mémorielle : l’idée qu’il existerait des fautes collectives dont on endosserait la culpabilité en naissant dans tel ou tel groupe humain. Ce qui me gêne le plus dans cette conception de l’histoire, c’est qu’elle reproduit à l’échelle collective la notion de péché originel. J’ai consacré des dizaines de pages à montrer les effets délétères de ce concept pour la santé psychique des individus. Je suppose, par analogie, qu’il en irait de même pour la santé des démocraties si elles se laissaient happer dans un tel engrenage.
Un engrenage potentiellement infini. Car où s’arrête le tribunal de la mémoire ? La Russie doit-elle demander réparation pour les invasions turco-mongoles qui ont décimé sa population tout au long du Moyen-Age ? Et d’ailleurs, à qui s’adresser ? A la Mongolie ? Au Kazakhstan ? Ce pays serait tout aussi fondé à demander des comptes à Moscou pour l’avoir maintenu pendant des siècles dans sa sphère d’influence…On voit bien que tout ceci n’a aucun sens. L’histoire est une succession de conquêtes, de pillages, d’entreprises d’extermination dont tous les peuples ont eu à pâtir, comme ils ont parfois tenu l’épée. Si nous devions être comptables du passé, nous serions tous à la fois victimes et bourreaux.
Rien de ce qui précède ma naissance ne peut m’être imputé
J’estime n’avoir aucun compte à rendre au regard de l’histoire. Jamais je n’ai cru que ma naissance faisait de moi le légataire d’un quelconque héritage, qu’il soit national ou culturel. J’ai toujours refusé qu’on m’assigne une étiquette. Cela vaut également pour l’étiquette de victime, a fortiori de bourreau, surtout s’il s’agit de juger d’actes commis par d’autres dans un passé lointain. En cela je suis un existentialiste conséquent : mon existence précède mon essence, et rien de ce qui précède ma naissance ne peut m’être imputé. C’est déjà compliqué de se sentir solidaire d’un collectif de vivants, si en plus, on doit y ajouter les morts…
Pour autant, je crois dans la nécessité de l’approche historique. Si le passé est un poison quand il est mis au service de mémoires polémiques, l'histoire reste un outil indispensable pour comprendre le monde. Elle peut même servir de guide dans l’existence. L’histoire nous dit comment vivaient les hommes quand la vie se résumait à la survie. Comment ils sont sortis de siècles de misère et de sous-développement pour entrer dans un monde de possibilités infinies pour les individus, ce monde que certains conspuent au nom d’un passé idéalisé. L’histoire nous montre qu’il existe des mécanismes, des façons de penser, des causes similaires qui ont tendance à produire les mêmes effets.
En cela, et en cela seulement, l’histoire peut avoir une fonction édifiante. Même si parfois je doute que les leçons du passé immunisent les hommes contre la répétition du pire…