Le christianisme aussi fort que l’iPhone
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Une vierge qui réussit à enfanter. Un homme revenu d’entre les morts. Ses disciples qui affirment que demain, si on y croit très fort, on va ressusciter… Quand on réfléchit à la collection d’inepties contenues dans les Evangiles, on se demande comment autant de personnes dans le monde ont pu y accorder du crédit. Comment des millions d’individus a priori sains d’esprit continuent d’y croire. Comme avec un magicien ou un joueur de bonneteau, on observe le spectacle mi-amusé, mi-irrité, en cherchant à trouver le truc.
Toute ma vie j’ai voulu comprendre le succès des religions. Mon premier livre, je l’ai consacré à un décorticage en règle des mensonges proférés par les monothéismes. Pour l’écrire, je me suis appuyé sur un tas d’ouvrages scientifiques qui tentaient, par des moyens rationnels, d’expliquer l’engouement suscité par des systèmes de pensée qui ne le sont pas. A l’époque, j’aurais aimé pouvoir compter sur un ouvrage passionnant de publication récente, intitulé Le marché des dieux : comment naissent les innovations religieuses.
L’auteur, Dominique Desjeux, est anthropologue. L’originalité de son approche : aborder la religion comme s’il s’agissait d’un produit de consommation courante. Un produit auquel peuvent s’appliquer les règles du marketing. Le soubassement du livre est d’un utilitarisme qui déplaira aux tenants de la transcendance : une religion ne s’impose pas en fonction de son contenu mais de son utilité. On croit en un dieu en fonction de ce qu’il est en mesure de nous apporter.
L’effervescence religieuse qui a parcouru le Proche Orient entre le 12e et le 6e siècle est en grande partie liée aux problèmes que rencontraient des sociétés en voie de sédentarisation. Fertilité des terres, faveurs du climat, protection contre les guerres et les épidémies : tels étaient les services attendus d’un dieu en échange de la vénération des hommes, laquelle se monnayait en prières, en dons et en sacrifices. Si un dieu échouait à fournir le service minimum attendu, on en changeait à plus ou moins long terme.
D’où l’insistance des prêtres à valoriser les miracles en tout genre (récoltes exceptionnelles, guérison inattendue) obtenus par leur entremise : c’est que leur job en dépendait. Traduite en termes marketing par Dominique Desjeux, cette triste réalité du métier d’entrepreneur en religion aboutit à un premier enseignement : si on veut réussir à vendre son produit, il faut savoir l’enchanter.
La simplification, clé du succès
Le deuxième enseignement nous est donné par la manière dont le christianisme a su dépasser le monothéisme originel en termes de fidèles. C’est une leçon qui vaut pour la plupart des produits qui finissent par dominer leur marché. Une leçon que n’aurait pas reniée Steve Jobs : pour qu’un produit s’impose, il faut faire simple !
A l’origine, faut-il le rappeler, il n’y avait pas de christianisme. Il n’y avait qu’un courant parmi d’autres au sein d’un judaïsme traversé de pulsions messianiques. Or, le judaïsme était promis à un grand avenir. Pour tout un tas de raisons, le vent soufflait en faveur du monothéisme au sein d’un Empire qui ne l’était pas. Les dirigeants romains s’en rendaient bien compte, ce qui explique leur acharnement à mettre au pas la Palestine, considérée comme un dangereux nid de subversion. Si on en croit Dominique Desjeux, la destruction du Temple de Jérusalem, en l’an 70 de notre ère, marque un tournant dans l’histoire du monde.
Au sein du monde juif, deux attitudes s’opposent face à cette catastrophe qui menace l’existence d’un peuple : celle des rabbins traditionalistes, qui militent en faveur d’une observance scrupuleuse de la Loi. Celle des disciples de Jésus, qui insistent sur la nécessité d’en lisser certains aspects pour obtenir la croissance du nombre de fidèles. Deux attitudes opposées, motivées par un même objectif : survivre. Au sein du judaïsme stricto sensu, les traditionalistes l’emportent. Mais ce sont les exclus, les futurs Chrétiens, qui finiront par mettre la main sur l’Empire. Pourquoi ? Parce que la simplification à laquelle ils ont soumis le message judaïque a favorisé sa pénétration au sein du monde gréco-romain.
Paul a très bien compris que l’ancien produit était difficile à vendre. La cashrout et la circoncision, notamment, suscitaient des réticences auprès des païens. Alors on les a supprimées. Fini les rites de purification incessants inscrits dans la Loi juive : le baptême était censé y remédier une bonne fois pour toutes. Quant à la vie éternelle, on en discutait depuis quelques centaines d’années : les disciples de Jésus l’ont promise, une bonne fois pour toutes.
Les disrupteurs sont ceux qui savent emballer une idée neuve
Une innovation, pour qu’elle fonctionne, doit faire baisser la charge mentale de l’usager. C’est ce qu’ont deviné Paul et ses successeurs, aidés en cela par les difficultés pratiques du prosélytisme. Quand il fallait sillonner l’Empire à pied ou à dos d’âne, tout prenait un temps fou : autant aller au plus simple. En réduisant le message à l’essentiel, on pouvait gagner des décennies, voire des siècles, sur les idéologies rivales.
Au fil du temps, à mesure que leur foi se propageait, les Chrétiens ont su faire preuve du même esprit de souplesse pour se faire accepter des récalcitrants. Les cierges, les saints, l’eau bénite, la galette des rois sont des reliquats de paganisme tolérés parce qu’ils correspondaient à des pratiques répandues sur le marché. Des pratiques populaires sur lesquelles il valait mieux capitaliser, quitte à rogner sur la pureté théologique.
L’auteur insiste sur le rôle des grands disrupteurs, ces hommes capables de bouleverser le marché par des décisions visionnaires. Les vrais innovateurs sont rarement reconnus comme tels. Pour convertir les masses à des idées neuves, il faut en passer par un « enchanteur ». Paul a enchanté Jésus en proposant un système censé faire patienter les hommes jusqu’à son (impossible) retour. Lénine a enchanté (si on peut dire) Marx, en créant l’organisation capable de faire advenir ses délires révolutionnaires. Steve Jobs a enchanté les innovations de la Silicon Valley en les ramassant dans des objets utilisables par tout un chacun, quel que soit son niveau de familiarité avec l’informatique.
Le christianisme, vu dans une perspective marketing, c’est la réussite d’un produit qui a su s’adapter aux attentes de son temps pour s’installer dans la durée. Dominique Desjeux, qui écrit dans une perspective totalement agnostique, rend cette histoire vivante, et même réjouissante, en recourant à des comparaisons qui feront rager les bigots. Pour lui, la publicité ressemble à la transsubstantiation dans la messe catholique : une simple bouteille d’eau, avec un peu de pub, devient miraculeuse. De là à conclure que le christianisme est un produit périmé, voué à rejoindre l’immense déchetterie des pensées devenues stériles…