La vérité (est) sur Wikipédia
Image credits : CC BY-SA 3.0 on Wikimedia.org
Le savoir est aujourd’hui largement dématérialisé et accessible à tous. Convocable en tout lieu si l’on a un smartphone, Wikipédia est devenue l’outil n°1 pour trancher les débats. Mais ce site qui prétend prendre la suite du projet des Lumières comporte aussi ses parts d’ombre.
Comme je le suis, et comme beaucoup d’habitants des pays industrialisés, vous êtes très certainement utilisateur de Wikipédia. Qui ne s’est jamais servi de cette encyclopédie ? Elle semble tout connaître : de la vie de la dernière starlette de téléréalité à la légende de Romulus et Rémus, de la faune du lac Baïkal à la stratégie de défense de la Corée du Nord. Bref, Wikipédia est devenu un réflexe : une question ? Wikipédia à la réponse. En effet, l’étendue de son savoir est immense ! Et, mieux encore, la vigilance des internautes garantit que les informations que l’on peut y lire sont presque toujours exactes. Mais si ce phénoménal travail de sources permet à la plateforme de se positionner, à raison, en garant de la vérité il ne la libère pas pour autant des dilemmes moraux.
Un anus pour les gouverner tous
Un exemple qui fait sourire, mais illustre parfaitement cette idée que Wikipédia est un terrain où se mènent de nombreuses guerres culturelles se trouve sur la page anglophone de l’anus humain. Après la mise en ligne de cet article, de nombreux débats se sont tenus dans la partie « Discussions » (tous les articles de Wikipédia sont discutés par la communauté). Et cette fois, les débats avaient bien pour objet une question morale et non factuelle. Alors qu’une photographie orne d’abord l’en-tête de l’article, des contributeurs se plaignent pour qu’elle soit remplacée par un schéma, plus à même de s’adresser à un public jeune qui consulte Wikipédia. « Wikipédia n’est pas un site pornographique ! » clament certains utilisateurs. Ce à quoi les autres répondent « Oui, mais Wikipédia est encyclopédie libre, et une photo sera toujours plus exacte qu’un schéma ! Nous ne devons pas créer d’inutiles tabous ! »
Pour moi, ce sont les seconds qui ont raison. Rappelons-nous qu’il y a quelques siècles il a fallu le courage d’un Léonard de Vinci pour aller déterrer des cadavres et relancer la médecine moderne. La science a largement amélioré le destin de l’humanité, les tabous, jamais.
Après moult débats, c’est finalement le camp de la photo qui l’emporte (en tout cas, au moment où j’écris ces lignes). Mais, problème ! C’est un anus de femme qui illustre l’article au grand dam des puritains qui ont peur du corps humain. Et les contributeurs posent alors la question : pourquoi un anus de femme et non pas celui d’un homme ? Il a donc fallu mettre les deux, côte à côte.
Et l’histoire ne s’arrête pas là ! Car se pose une nouvelle question, celle du choix de la photo, car l’anus féminin choisi était celui d’une actrice de films pornographique : épilé, d’une parfaite blancheur. Ne faudrait-il pas mettre un anus plus « normal » ? Mais qu’est-ce au juste, qu’un « anus normal » ? Au fond, les critères consensuels de la « normalité » étaient introuvables, au point qu’un internaute s’est même indigné que l’une des photos choisies présente des tissus cicatriciels indiquant que la femme a été victime de déchirements lors d’un accouchement, comme si donner naissance était choquant ! L’image de tête de l’article a ainsi été changée plus de 9 000 fois, oscillant entre schéma, photo seule et galeries entières pour présenter la diversité !
Le puritanisme et la culture
Suivez-vous le problème ? Alors que l’on cherche partout la « normalité », on se rend compte que l’on ne la trouve nulle part. Pour ma part, je serais certes bien malin de prétendre pouvoir répondre à toutes ces questions posées par les contributeurs. Mais il faut dire qu’elles soulèvent une véritable question : celle des normes morales dans les sociétés modernes.
Comme j’explique dans mon essai Le Fantôme de la morale, nous sommes encore sous l’influence conjuguée de la pudibonderie des monothéismes et de leur universalisme. De ce point de vue, la science, comme tous les autres domaines du savoir, sont le lieu d’une lutte, certes plus policée, moins brutale que la guerre armée.
La guerre du savoir
Je pense donc qu’il est « normal » qu’il y ait des luttes de pouvoir sur Wikipédia où les différents camps veulent imposer leur vision de ce qui est moral ou non. Si Wikipédia avait été écrit il y a 500 ans dans l’Europe chrétienne, la page « athées » appellerait à tous les brûler. Car être athée était en ce temps-là inconcevable ! Sur la page « théorie de l’évolution » il y aurait marqué « mensonge impie », etc. C’est pourquoi il est essentiel que ces débats aient lieu sur Wikipédia : garantir que différents points de vue puissent s’exprimer et s’opposer afin de trouver un consensus. Wikipédia reprend le meilleur d’une vraie démocratie sur ce point.
Bref, Wikipédia dit beaucoup de nous et de notre rapport au savoir. Il dit quelque chose d’essentiel de notre humanité. C’est donc pour moi un outil essentiel à un double titre : d’abord par ce que l’étendue de son savoir est effectivement immense ! (Admettons-le, il est très rare de ne pas trouver l’information que nous cherchons sur Wikipédia.) Mais aussi parce que ces débats, sereins et sains, sur la moralité n’ont pas vraiment lieu ailleurs où chacun veut parler plus fort que l’autre sans s’écouter. Le savoir est toujours présenté comme « neutre », mais en réalité, il exprime l’idéologie de l’époque dans laquelle nous vivons.
Je n’ai en définitive pas de problème avec cette idée. Je pense plutôt qu’il faut le prendre comme une réalité élémentaire du monde, et notre monde est par nature conflictuel. Plus que jamais, Wikipédia doit nous inviter à être et à rester des libres penseurs. Il faut regarder Wikipédia comme tout le reste de la connaissance institutionnelle : non comme un lac au repos, mais comme la mer agitée, en convulsion perpétuelle.