Vitaly Malkin
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La spirale du ressentiment progressiste

    Rubin report / Screenshot

    Revoir cet échange passionnant entre Jordan Peterson et Ben Shapiro permet de prendre un peu de hauteur sur les débats autour de la liberté d’expression. Et de comprendre pourquoi les progressistes radicaux ne sont pas vraiment attachés à ce principe. Une façon aussi d'éclairer les excès et les méfaits de la cancel culture.

    L’échange captivant entre le psychologue canadien Jordan Peterson et l’éditorialiste Ben Shapiro fait écho sur de nombreux points à mon livre le Fantôme de la morale où je montre comment les néo-puritains jugent, dénigrent et objectivent l’adversaire, compromettant l’idée même de débat et la liberté d’expression. Les critères moralisants de certains progressistes, leur obsession de l’égalité et leur mépris des réalités du monde les conduisent à une dérive dogmatique et autoritaire. Derrière la folie égalitaire se cachent, presque toujours, la jalousie et le ressentiment.

    La discussion livre de précieuses explications sur la nature des enjeux contemporains, de la cancel culture et du culte de la victimisation qui s’impose aux nouveaux militants progressistes - souvent très actifs... principalement sur les réseaux sociaux, comme Barack Obama lui-même l’a noté, non sans ironie.

    Le débat actuel sur la liberté d'expression ne remplit pas tout à fait les conditions d’un vrai débat. En effet, pour y participer, “il faut d’abord partager la tradition des Lumières, explique Jordan Peterson. Croire en des individus autonomes qui ont leurs propres points de vue, qui peuvent créer spontanément des idées, s'engager dans un dialogue actif susceptible de changer l'opinion des gens.” Or certains progressistes revendiqués, les postmodernistes et les néomarxistes, ne croient pas aux individus autonomes et ne peuvent croire, par conséquent, que la liberté d'expression existe. “Ce débat sur la liberté d'expression est donc fondamental, plus encore que la question de savoir qui devrait être autorisé à parler”, considère-t-il.

    Ben Shapiro, dont les idées conservatrices lui ont valu beaucoup de haine en ligne, ne peut qu’approuver. Pour la mouvance radicale, l’idée d’individus autonomes constitue en effet un motif de suspicion, une étrangeté, un impensé. “Pour cette gauche, être un individu, cela signifie automatiquement que vous n'êtes pas sensible ou attentif aux autres”, explique-t-il. Pour eux, l'individu s'oppose au collectif. “Une approche très immature car il est impossible de résoudre la plupart des problèmes complexes par simple empathie, compassion ou “sympathie réflexive””, note Jordan Peterson. Celle-ci, au fond, est surévaluée et ressemble plus à un instinct, comme la colère ; elle n'a pas de composante cognitive, et ne permet pas de démêler les problèmes ni leurs solutions.

    Être submergé par la pitié vous rendrait d'une certaine manière moralement vertueux. “C'est une supposition stupide et automatique”, insiste Peterson. En réalité, c'est l'inverse qui est vrai : toute cette pitié a une composante dévorante - la surprotection -  et elle interfère avec le développement de l'autonomie des gens. “Parce que vous êtes une personne compatissante ou bienveillante, vous êtes bon.” Une façon pour la gauche radicale de s’approprier à bon compte le “monopole du coeur”. 

    Grand lecteur de l’écrivain américain Ayn Rand, à l’origine du concept d’”égoïsme rationnel”, je suis particulièrement sensible à ces analyses !

    “Un droit d’entrée dans la conversation”

    Sur de telles dérives, ces activistes ont installé “un droit d'entrée dans la conversation” - Ben Shapiro cite longuement l’exemple des questions trans, où ses contradicteurs tentent régulièrement de discréditer a priori sa parole car il “manquerait d’empathie”. Dommage, explique-t-il, car les meilleures solutions ne sont pas fondées sur des sentiments mais sur des faits rationnels et sur l'expertise. Détourner des débats publics essentiels - par exemple sur les opérations médicales et les transsexuels - en disant que l'adversaire "ne se soucie pas des transsexuels”, “qu'il est foncièrement mauvais”, etc., ça n’est pas une solution.

    “N’est-il pas naturel de penser d’abord à soi-même ? Il serait bon de le reconnaître”, plaide Jordan Peterson. Les gens doivent se prendre en charge, l'individualisme n'est pas un égoïsme, car il considère les individus dans leur relation avec leur communauté et leur famille. “Assumer la responsabilité de soi-même, ce qui n’est pas la même chose qu’être égoïste”, pointe Peterson, fidèle à l’une des idées maîtresses.

    Réseaux sociaux : une soif maladive de reconnaissance

    “Sur Internet, nous avons une foule sans but, une foule qui cherche un but”, explique Shapiro. Dans le passé, les foules étaient réunies pour une raison (parti, armée, église, ou même… fête) mais ce n'est plus le cas en ligne. Le fait d'être en ligne, isolé, vous encourage à constamment rechercher un feedback. Or, sur Twitter, les mots les plus susceptibles concernent des mots fortement négatifs, comme le rappelle Peterson. Les personnes irritées et en colère sont les plus susceptibles de twitter.

    Les mauvais comportements, le phénomène de trolling sur Internet peuvent s'expliquer par le fait que la majorité des gens cherchent à attirer l'attention, ils préfèrent être détestés plutôt qu'ignorés. Face à la grande crise de sens aux États-Unis (overdoses d'héroïne et suicides - qui atteignent les uns comme les autres des records à l'ère moderne), les radicaux en concluent assez vite qu’il faudrait se rebeller contre le système. “Mais personne ne peut se rebeller pour toujours !”, insiste Jordan Peterson.

    Hiérarchie et compétence : un miroir douloureux pour les tenants du ressentiment

    Du point de vue conservateur, explique-t-il, “autour de chaque problème, une hiérarchie se constitue : ceux qui sont les plus aptes à le résoudre sont au sommet. Il y a une relation entre la capacité à résoudre le problème et la structure de la hiérarchie”. Mais la gauche sera toujours suspicieuse : pour elle, “la hiérarchie est rigide et occupée par des gens qui utilisent le pouvoir et non la compétence pour dominer, ils ne travaillent pas de manière équitable, ils ne laissent pas les personnes talentueuses entrer dans la hiérarchie et des personnes bien disposées sont coincées au bas de l'échelle".  

    Si vous vous enfermez dans un rôle de rebelle contre le système, vous démolissez la hiérarchie des valeurs en tant que telle. Si vous détruisez la hiérarchie, vous détruisez le sens de la vie parce que la hiérarchie vous donne des choses à réaliser, un jeu à jouer et des règles à suivre. “Sans hiérarchie, il n'y a rien à faire. Le but qu’elle vous fixe vous donne une émotion positive”, explique Peterson.

    Selon lui, les nouveaux progressistes veulent précisément inverser la hiérarchie. Ils sont “poussés par la jalousie de la réussite” et par “le ressentiment”. Des termes qui sont aussi les miens dans Le Fantôme de la morale. “Si quelqu'un est vraiment compétent et qu'il réussit (pas seulement par chance ou par héritage), il devient un miroir et un juge, et devient donc un ennemi”, explique Peterson. Finalement, rien n’est plus insupportable pour ces militants que l’idée de compétence. “Tout ce que vous avez accompli n'est qu'une conséquence du pouvoir, va dire la gauche, signifiant que cette compétence n'est pas réelle, que ces réalisations ne sont pas réelles, qu'il n'y a aucun de ces mérites.” Aucun des échecs qui sont les miens ne sont la conséquence de mes propres actions, c'est la faute de quelqu'un d'autre.

    “C'est pour cela que les pensées progressistes sont si attrayantes, rebondit Shapiro. Elles reposent tout entières sur ce culte de la victimisation. La dernière chose que les gens veulent généralement entendre est "regardez-vous d'abord".

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