Geoffroy de Lagasnerie, un jeune intellectuel français contre la liberté ?
Geoffroy de Lagasnerie - © AFP / Edouard Richard / Hans Lucas
Le philosophe Geoffroy de Lagasnerie a “théorisé le 30 septembre dernier sur France Inter la rupture d’une certaine gauche avec les principes républicains et démocratiques”, annonce Marianne. Et l’hebdomadaire n’exagère pas...
"Moi je pense que le but de la gauche, c'est de produire des fractures, des gens intolérables et des débats intolérables dans le monde social. Il faut savoir qu'il y a des paradigmes irréconciliables. Moi je suis contre le paradigme du débat, contre le paradigme de la discussion", avait avancé Lagasnerie.
Si bien que le philosophe au nom aristocratique assume complètement de mettre en pratique une forme d'ostracisme - un bannissement intentionnel et de grande ampleur du débat public de tous ceux qui ne pensent pas comme lui. De sorte que les impurs n'auraient tout simplement… plus voix au chapitre dans le débat public : "Je pense que nous perdons notre temps lorsque nous allons sur des chaînes d'info débattre avec des gens qui ne sont de toute façon pas convaincables", continue le philosophe. "En fait, nous ratifions la possibilité qu'il fasse partie de l'espace du débat."
J’ai l’impression de l’éternel retour du même, l’éternel retour des passions tristes décrit par Nietzsche et sur lequel je reviens dans mon dernier pamphlet Le Fantôme de la Morale. La “passion de l’égalité” égare certains intellectuels et responsables politiques.
La dénonciation encensée
Au nom de “la justice”, il semble que la cancel culture sorte désormais des réseaux sociaux pour envahir tout le champ politique et médiatique, avec son lot d’excommunications et d'exclusions. Les propos Geoffroy de Lagasnerie me font penser au Pavlik Morozov soviétique, encensé par la geste stalinienne pour avoir dénoncé son père comme “ennemi de classe”. L’histoire a démontré plus tard que Pavlik l'a fait sous la pression de sa mère, qui voulait se venger d'avoir été abandonnée pour une autre femme. Derrière la propagande, une banale histoire de tromperie.
Avec, à la clé, quelques questions qui pourraient s’appliquer fort bien à Lagasnerie : croit-il vraiment à ce qu’il dit ? Pense-t-il nous terroriser en nous exposant par avance à sa vindicte ? Faut-il croire à son verbiage post-stalinien ? À jouer si souvent avec ses amis, écrivains ou universitaires, aux « gardes rouges », Lagasnerie et ses acolytes assurent surtout leurs intérêts propres au sein du champ universitaire où ils remettent en cause toute hiérarchie et surjouent lourdement les franc-tireurs.
Les ennemis de la nuance
Dans le portrait croisé du Monde sur M. de Lagasnerie, j’apprends que ce dernier s’ennuyait en lisant Camus, l’auteur de l’Homme révolté. Pas très étonnant, car ils incarnent deux philosophies opposées et que Camus n’a cessé de combattre en temps de guerre les points de vue que Lagasnerie promeut en temps de paix.
« Quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes », alertait Camus en 1948, et on songe à ce théâtre d’ombres que sont aujourd’hui les réseaux sociaux. “C’est appuyés sur cette nuance qu’aujourd’hui nous combattons, écrit encore Camus. Je serais tenté de vous dire que nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même.”
Entre les mots de Camus et les paroles de Lagasnerie, le gouffre est évidemment total. Du côté de Camus, un appel au débat patient et profond, à ne pas caricaturer ou réduire l’adversaire, à ne pas s’arcbouter sur des “postures” devenues artificielles à force de dogmatisme. Du côté de Lagasnerie, des jugements exécutoires, une opposition frontale à l’idée même du débat et l’exclusion des adversaires jugés incompatibles avec une certaine idée du monde et de la justice.
A l’heure de la cancel culture et des réseaux sociaux, la surenchère s’avère payante. En panne d’émotion forte, M. de Lagasnerie ne semble pas vraiment prêt à vivre selon la nuance.