Face aux tourments du monde, la leçon des stoïciens
Zénon de Kition, Marc Aurèle et Epictète
Ceux qui me connaissent le savent : je suis d’un naturel plutôt optimiste. J’ai toujours eu tendance à voir le verre à moitié plein. Quand d’autres passent leur vie à se plaindre, je m’efforce d’accueillir le malheur par le mépris et la dérision. Mais parfois, il m’arrive d’être rattrapé par les tourments du monde. En tant que Russe, je suis profondément choqué par la tournure des événements en Ukraine. La guerre dans cette région chère à mon cœur m’a tenu éloigné de ce blog pendant plusieurs mois. J’avais la tête ailleurs, happée par cette actualité désespérante.
Pour autant, je n’ai pas cessé de réfléchir. Entre deux flash info, je me suis souvent posé cette question : comment agir face à des événements terribles dont la maîtrise vous échappe ? Cette question que chacun se pose avec plus ou moins d’intensité à certains moments de sa vie, une famille de philosophes y a répondu avec une force particulière : les stoïciens. C’est d’eux dont j’aimerais vous dire quelques mots, afin de vous inciter à découvrir leurs œuvres.
Dans cette famille qui aura laissé une empreinte durable sur la pensée occidentale, trois penseurs se distinguent, dont on lit encore les textes de nos jours. Epictète, l’esclave affranchi ; Sénèque, le milliardaire conseiller du prince ; Marc Aurèle, l’empereur philosophe. Ces trajectoires on ne peut plus variées montrent que les Anciens étaient capables de partager une même philosophie par-delà les situations sociales : un gage de qualité.
(Tenter de) vivre dans l’ignorance des causes extérieures à nous-mêmes
Le message des stoïciens pourrait se résumer en une phrase : ce qui ne dépend pas de toi, choisis de l’ignorer. Chaque homme est maître de ses pensées, de ses actes, de ses goûts et de ses aversions. Sur tout le reste, le passage du temps, l’incompétence et la cruauté des souverains, les jugements de l’opinion, il n’a aucune emprise. Il ne doit donc pas s’en soucier. Ce qui n’est pas une invitation à se comporter en ermite, mais à vivre sa vie dans le monde en dépit du monde.
Pour décrire cette attitude aujourd’hui promue par certains psychiatres sous le nom de résilience, Marc Aurèle emploie la métaphore de la « citadelle intérieure ». Un endroit retranché au fond de son être où chacun est invité à cultiver et à préserver sa raison, sa liberté, son individualité face aux assauts du monde. Un monde qui s’incarne parfois dans la figure du déplaisant. Je pense souvent à ces paroles de Marc Aurèle, qui a dû en croiser un certain nombre : « Se dire à soi-même, dès le matin : je vais rencontrer un fâcheux, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un égoïste. »
Mais à l’image de la citadelle, je préfère souscrire à une vision, disons plus mobile, du stoïcisme. Imaginons que l’envie me prend de courir le marathon. Je m’équipe. Je m’entraîne. Je m’astreins à un régime. Je fais en sorte d’arriver le mieux préparé possible sur la ligne de départ. Pour le reste : advienne que pourra ! S’il pleut le jour de la course ou si la chaleur est torride, il faudra bien faire avec. Assumer ce défi que personne n’a choisi à ma place. Et peu importe si des dizaines de coureurs me passent devant ou arrivent deux heures avant moi : l’essentiel, c’est d’aller au bout de mes forces et de ma volonté, avec ce que la vie m’a donné.
Et la vie est fugace dans son essence. Elle n’a aucune valeur. Pas plus que celle d’un chien ou d’un moucheron. Ni ma mort, ni la vôtre n’affecteront le cours de l’univers. Pensée morbide ? Au contraire : invitation à vivre du mieux qu’on peut. A vivre, nous disent les stoïciens, en préférant la raison aux passions, en privilégiant l’être plutôt que l’avoir, en acceptant la mort à l’heure où elle se profile. Celle de Sénèque, forcé de se suicider sur ordre de Néron, fut un modèle du genre.
L’existence de facteurs impossibles à maîtriser ne veut pas dire résignation
On dit souvent que le stoïcisme est une philosophie adaptée à des temps troublés. Ceux qui en ont posé les bases écrivaient à une époque où les guerres, la violence et les maladies décimaient la plupart des hommes avant qu’ils aient atteint l’âge mûr. Marc Aurèle a vu périr huit de ses enfants tout en présidant aux destinées de l’Empire : c’est dire combien les murs de sa citadelle intérieure devaient être solides. A l’heure où les périls se succèdent, cette philosophie pourrait trouver de nouveaux adeptes. En particulier dans une jeunesse tentée par une révolte illusoire, car orientée vers des facteurs impossibles à modifier. Un passeport pour la résignation ? Non, car le dédain pour les causes extérieures à soi ne signifie ni l’impuissance ni la léthargie. Quand on pense à la phrase qui résume la leçon de vie des stoïciens, on oublie souvent ce territoire essentiel de leur géographie : les choses qui dépendent de nous. Et ce territoire, il est immense.
Dans ma vie comme envers ceux qui me sont chers, j’ai toujours eu tendance à prôner le volontarisme. La puissance de la volonté individuelle, capable de triompher de tout et de tout le monde, quels que soient les obstacles. La lecture des stoïciens m’amène à tempérer ce jugement. Ou plus exactement, elle m’invite à concentrer ma volonté et mes efforts là où ils peuvent avoir de l’impact. Il y a des choses contre lesquelles vous ne pourrez jamais rien : autant les oublier. Être soi-même, c’est accepter une part de déterminisme et d’impuissance. C’est aussi endosser avec un formidable appétit de vivre tout ce qui est de votre ressort. Pour le dire comme Epictète : « N'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites. Décide de vouloir ce qui arrive... et tu seras heureux. »
Loin de conduire à une éthique de l’abandon (« à quoi bon vivre dans un monde où se produisent tant de malheurs »), le stoïcisme est une formidable invitation à chercher le bonheur (ou du moins l’absence de malheur, cet état que les Grecs appelaient ataraxie) en accordant une attention minime aux causes extérieures : le vieillissement, la mort de ses proches et sa propre mort à venir, le jugement social, les imbéciles innombrables, les épidémies, les guerres dont le déclenchement vous échappe… Attention minime mais, hélas, jamais nulle. A chaque instant, des événements extérieurs à notre être sont susceptibles de nous atteindre. A nous de savoir lutter contre leur emprise dévorante.