Deux ennemis de l’individu - Partie 1
En principe, tout les oppose : l’un fut prophète religieux, l’autre philosophe matérialiste. Paul de Tarse et Karl Marx ont vécu à dix-sept siècles d’écart, dans des mondes différents. Pourtant, ils ont une chose en commun : la promotion d’un humanisme universel tourné vers les soi-disant dominés. Une idéologie à mon sens mensongère et contraire aux intérêts de l’individu, et qui pourtant continue d’irriguer les sociétés contemporaines.
Paul, le disciple qui a trahi Jésus
Le premier membre de ce duo infernal s’appelle donc Paul de Tarse (né en 5/10, mort vers 64/67). Mais les chrétiens, ces gens superstitieux, l’appellent Saint Paul. C’est l’apôtre le plus influent et le seul à ne pas avoir suivi Jésus-Christ durant son passage terrestre. Le seul à ne l’avoir jamais vu : Jésus, à ce qu’on dit, lui est apparu ressuscité. Néanmoins, c’est à Paul qu’est revenu de créer la future grande religion mondiale. Tous les historiens de l’Eglise s’accordent sur ce point : la civilisation chrétienne n’est pas un héritage du Christ, mais pour l’essentiel, de Paul.
Quand on s’intéresse à ses textes, il est impossible de ne pas noter que sa pensée est proche de celle des fondamentalistes contemporains. Il se distingue par son intolérance absolue envers les opinions des autres. Avec lui, le terme grec d’« hérésie » – « doctrine, opinion, système » – a pris un nouveau sens, celui d’« interprétation faussée » et de « crime par la pensée ». Ainsi a-t-il annoncé le terrible visage de toutes les inquisitions à venir.
Mais le mépris que je lui voue tient d’abord à la façon dont il considérait le corps : comme source de péché. Sa haine de la sexualité humaine est manifeste, surtout quand elle est féminine. Le Christ aimait les femmes, tandis que Paul ne leur a laissé aucun rôle à jouer dans les affaires de l’Eglise et de la foi, ce qui a marqué le début de leur discrimination multiséculaire.
Séparation du corps et de l’esprit. Séparation de l’homme et de la femme. Et pourtant, la pensée de Paul a joué un rôle unificateur essentiel. Elle a contribué à l’avènement d’une catégorie particulière, et à mes yeux problématique : celle de genre humain.
Jésus ne prétendait qu’à réformer le judaïsme. Paul a placé la nouvelle doctrine au-dessus des lois juives et de la philosophie antique, arrachant le christianisme à sa religion mère. Dans ces épîtres destinées aux Juifs, païens, communautés et particuliers, Paul ouvre la religion du Christ à tous, en libérant les hommes nouvellement convertis de l’obligation d’observer les lois de Moïse, de faire des sacrifices, de circoncire les nouveau-nés et de manger casher. Désormais, pour obtenir le salut, il suffit de croire en Christ. Une vraie révolution pour l’époque. Le mot catholique porte la trace de ce bouleversement majeur du monde méditerranéen. Ce mot est issu du grec katholikos, qui signifie universel. L’humanité, selon Paul, a vocation à être unifiée sous le règne spirituel de Jésus. Tous les hommes qui suivent son message deviennent « égaux en Christ ».
Marx, prophète laïc de l’humanité
Le deuxième personnage de cette histoire a d’abord été pour moi une sorte de prophète laïc. Sévère et barbu comme une figure de l’Ancien Testament, avec parfois un léger sourire qui le classait parmi les bienfaiteurs du genre humain. C’est la façon dont m’est apparu Karl Marx durant mon enfance soviétique, quand ses portraits étaient exhibés à côté de ceux de Lénine dans les défilés du régime. J’aurais toutes les raisons du monde pour le détester. Et pourtant…
Quoi qu’on pense de son héritage, Karl Marx (1818-1883) reste une figure fascinante. C’est un philosophe dont l’influence sur le cours de l’histoire ne saurait être surestimée. Ses contributions colossales à la philosophie (le matérialisme dialectique et historique), à l’économie (la théorie du capital et de la plus-value) et à la politique (théorie de la lutte des classes) sont reconnues par tous, y compris ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Certains auteurs le désignent comme le « plus grand penseur du millénaire ».
J’ai toujours eu envie de le faire revenir à la vie, ne serait-ce que pour cinq minutes, afin de lui poser quelques questions dérangeantes. Comment a-t-il pu concevoir l’idée insensée que l’histoire est infaillible, qu’elle progresse inévitablement vers un « avenir radieux sans classe » et que, pour se réaliser, cet avenir requiert l’usage de la violence et le passage par une dictature du prolétariat ? A-t-il des remords en voyant les conséquences de ses théories sociales utopiques en URSS, en Chine, à Cuba, au Kampuchéa démocratique, dans tous ces pays où succombèrent pas moins de cent millions de personnes, parmi lesquelles les meilleurs esprits de ces sociétés ? Marx croyait-il vraiment dans sa doctrine ? Exagérons-nous ses intentions altruistes ? N’était-il pas tout simplement un méchant, un philosophe misanthrope ? Cette conversation, hélas (ou heureusement), n’aura jamais lieu !
Les théories de Marx n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. La société idéale voulue par le communisme n’est pas advenue. De surcroît, la majorité des régimes qui avaient adhéré à cette idéologie se sont désintégrés, en se noyant dans le sang de leurs propres citoyens. Pourtant, ces idées sont toujours là, dans les livres, dans la mémoire des derniers marxistes, prêtes à resurgir quand les hommes auront oublié les erreurs du passé, comme c’est souvent le cas. Certains ont vu en Marx, non pas le scientifique qu’il se vantait d’être, mais un deuxième saint Paul. Un apôtre mécréant qui proclama que toutes les religions monothéistes étaient l’« opium du peuple » et qui, pourtant, a posé les bases d’une religion séculière. Une religion qui pensait apporter le bonheur au monde au nom du genre humain.
Deux propagandistes de l’humanité abstraite
A ce stade, vous aurez compris pourquoi je tiens à rapprocher ces deux figures. Pas forcément en leur qualité de bâtisseurs de sectes, mais pour la façon dont ils concevaient l’humanité : comme un bloc.
Jamais ils ne conçoivent l’être humain dans sa singularité, dans sa complexité individuelle. Ou alors, c’est pour condamner la figure de l’individu, au sens moral et au sens historique. Individu perdu sans Dieu dans le cas de Paul, qui invoque le péché originel pour expliquer le malheur des hommes, malheur qu’il promet d’abolir dans la vie éternelle, où la personne qu’on était n’a plus d’importance. Individu imprégné de sa classe dans le cas de Marx, qui rêve d’abolir toutes les souffrances humaine en établissant une société débarrassée des divisions sociales. L’humanité dont ils parlent tous les deux est une humanité rêvée, marquée par l’indifférenciation entre les hommes, posture qui débouche mécaniquement sur des passions égalitaristes.
L’idée qu’il existe une catégorie appelée humanité est un postulat que pas grand monde n’ose remettre en question. Paul et Marx n’ont pas été les seuls à travailler en faveur de ce postulat. Plusieurs philosophes grecs leur ont pavé la voie. Kant aussi a joué un rôle. Pour l’humanisme philosophique, il convient de reconnaître en tout homme une dignité que lui confère sa nature raisonnable. Mais nos deux barbus sont ceux qui sont allés le plus loin dans les conséquences logiques de ce postulat. Fondateurs des deux grands mouvements universalistes qui auront marqué l’histoire humaine, ils avaient en commun cette croyance : la valeur n’est pas l’apanage de certains individus, mais l’héritage de l’humanité entière.
En d’autres termes, Paul et Marx ont porté au plus au point l’idée qu’il existerait un homme universel. Une idée dont j’ose dire qu’elle est, non seulement une abstraction, mais un mensonge, et potentiellement un danger.
Pourquoi ? C’est ce que j’aborde dans la seconde partie de ce billet.