En business comme ailleurs, il faut savoir déboulonner ses idoles
Depuis trois ans, une série accueillie dans une indifférence relative comble le fan d’aventures spatiales que je suis : For All Mankind. L’histoire, qui appartient au genre de l’uchronie, raconte ce qui se serait passé si un Soviétique avait posé le premier le pied sur la Lune. Le résultat, c’est que les Etats-Unis, piqués au vif, investissent à fond dans la colonisation de la Lune plutôt que d’engloutir des milliards dans la guerre du Vietnam. L’URSS suit, les deux puissances se rendent coup pour coup et la conquête spatiale devient la grande affaire de la deuxième moitié du 20e siècle. Au gré des défis et des catastrophes orbitales, cette compétition prend des allures de coopération forcée. La technologie se développe plus vite que dans le cours normal de l’Histoire et le monde entier en profite, y compris sur le plan climatique, puisque le minerai extrait du sous-sol lunaire offre un substitut efficace au pétrole !
La troisième saison de For All Mankind, diffusée récemment, a pour cadre la colonisation de Mars. Aux deux puissances spatiales s’ajoute un nouvel acteur en la personne de Dev Ayesa, un entrepreneur multimilliardaire qui s’est mis en tête de concurrencer les acteurs gouvernementaux dans la course à la planète rouge. Toute ressemblance avec Elon Musk n’est évidemment pas fortuite. Au terme de péripéties qui constituent le sel de la saison, cet ambitieux pionnier se voit débarqué de sa propre entreprise par son conseil d’administration, échaudé par une série de revers. Et qui met-on à sa place ? Une femme recrutée à l’initiative du fondateur, qui se trouve être l’une des héroïnes de la série.
Nul ne devrait être intouchable
L’affaire rappelle ce qui était arrivé à Steve Jobs, débarqué d’Apple pour absence de résultats avant de revenir quelques années plus tard en triomphateur (ce qui ne manque pas de sel dans la mesure où la série est produite et diffusée par Apple TV). Dans ce genre de situation, on tend à prendre le parti du créateur ostracisé. L’espace d’un instant, on sympathise avec le créateur dépossédé de l’oeuvre de sa vie par des comptables obtus.
Et on a tort. Dans le cas de Dev Ayesa, une analyse objective de la situation pousse le spectateur à réviser sa première impression, pour peu qu’il apprécie le personnage. Le type a beau avoir fait preuve de génie et d’ambition à certains moments de sa vie, il a failli dans son projet spatial, et le conseil d’administration a agi avec sagesse en lui retirant les commandes de son propre vaisseau. Une entreprise qui veut continuer à prospérer doit savoir couper des têtes, y compris la première d’entre elles. Précision envers la team premier degré : je parle ici en termes métaphoriques.
Un éditorialiste que j’apprécie faisait récemment de cette capacité à débarquer un leader en situation d’échec l’un des avantages du capitalisme anglo-saxon sur ses concurrents à travers le monde. Les entreprises américaines ont cette force, écrivait-il, qu’elles savent se renouveler, faire entrer de nouvelles voix au sein de l’orchestre, répondre à une crise en changeant tout du sol au plafond. Y compris le CEO si celui-ci n’est plus à la hauteur. Dans le capitalisme à la sauce US, le patron ne jouit pas d’un statut à vie. Le patron n’est pas un dieu. Il n’est pas une idole intouchable qu’on devrait vénérer jusqu’à la fin de ses jours sous prétexte qu’il a eu une bonne idée il y a vingt ans.
Comme je partage cette analyse ! Il n’y a rien de pire pour une entreprise qu’un patron de droit divin. J’en ai connu quelques-uns au cours de mes pérégrinations entrepreneuriales. J’ai pu constater qu’il venait toujours un moment où un patron resté trop longtemps en place perdait le sens de ses responsabilités, mettant dans la difficulté son entreprise, ses actionnaires et ses salariés.
La mobilité à tous les étages, source de justice et d’efficacité
C’est pour cela que les actionnaires sont indispensables au bon fonctionnement d’une entreprise parvenue à un certain stade de son développement. A travers le conseil d’administration, les actionnaires exercent un contrôle sain sur un patron qui, sans cela, n’en ferait qu’a sa tête. A l’image des contre-pouvoirs théorisés par Montesquieu dans la sphère politique, ils sont les garde-fous indispensables face à l’incompétence ou à la mégalomanie toujours possibles du chef.
Des contre-pouvoirs d’un genre particulier puisqu’ils sont avant tout mus par leur intérêt égoïste, ce en quoi ils ont parfaitement raison. Mais tant que tout le monde y gagne, les actionnaires, les salariés, il n’y a aucune raison à ce qu’on cherche querelle au chef. Plutôt que d’entretenir des controverses stériles sur la rémunération des patrons, on devrait se demander si ceux-ci sont pleinement responsables de leurs actes (accountable comme disent les Américains dans un terme difficile à traduire). On devrait s’attacher à remettre en cause les liens délétères qui existent, comme c’est le cas dans de trop nombreux pays, entre l’Etat, l’administration et les grandes entreprises.
En politique comme en affaires, le système le plus juste et le plus efficace, c’est la méritocratie. Celle-ci suppose la mobilité, l’injection régulière de sang neuf, la remise en cause permanente des statuts qu’on croyait acquis. Sans quoi c’est la sclérose, la stratification, la spirale du déclin. Cela vaut à tous les échelons du pouvoir. Rien de plus dangereux, pour une organisation, que les hiérarchies acquises, les privilèges décorrélés des résultats, les chefs qui s’estiment indéboulonnables. D’une manière ou d’une autre, par la révolte, le putsch ou la faillite, ils finissent toujours par se faire éjecter de leur fauteuil. Et d’autres, plus malins ou dotés d’un plus grand appétit, prennent leur place… jusqu’au prochain changement de direction.