Eric Hoffer, Le Vrai Croyant : Réflexions sur la nature des mouvements de masse, 1951
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Ce dernier livre porte sur un sujet très différent, mais qui m’est cher depuis longtemps : celui d’une émancipation qui concerne tous les êtres humains, celle qui se rapporte aux dogmes religieux et idéologies. Vous le savez, je me suis toujours méfié des « chefs » et autres « leaders charismatiques ». C’est du reste tout à fait l’atmosphère de mon enfance en Union soviétique, avec des statues de Lénine à chaque coin de rue qui m’a amené à me méfier de cette « religion » publique.
Pour Hoffer, il n’est pas possible d’établir dans l’histoire une distinction claire entre les grandes religions et les mouvements de masses. Autrement dit, la distinction nominale que l’on établit entre eux deux est assez arbitraire.
Pourquoi ? Dans les deux cas, les hommes sont disposés à suivre des enseignements qu’ils ne comprennent pas, au nom d’un leader (le plus souvent) et d’une doctrine qu’ils perçoivent comme exceptionnelle et supérieure à toutes les autres par sa nature. Les mouvements fascistes, le christianisme et l’islam répondent parfaitement à ces définitions.
Ces « mouvements de masse » ont pour caractéristique principale d’encourager les gens au sacrifice personnel. C’est donc une configuration psychologique particulière que produisent les mouvements de masse, dans laquelle l’individu, au nom d’un principe supérieur, en vient à hypertrophier la signification de son action. Il se pense comme un « élu ».
Mais la distinction la plus intéressante proposée dans son livre reste celle qu’il propose entre « hommes de mots » et « fanatiques ». Les hommes de mots, qui peuvent par exemple être des intellectuels, préparent les esprits à un « nouveau futur », meilleur et intrinsèquement plus désirable que le monde tel qu’il se présente au moment de son discours. De ce point de vue, l’homme de discours ne présente pas en lui-même une foi, une vérité absolue. Ce n’est que dans un second temps qu’il devient l’objet de cette foi, précisément par les fanatiques, qui font de son discours une vérité immuable qui justifie tout : guerre, violence et persécutions en tous genres. À propos de l’homme de mots, Hoffer écrit : « Il valorise la recherche de la vérité autant que la vérité elle-même. » Ce qui signifie donc que l’homme de mot invite en théorie à la réflexion, et non à un suivisme aveugle !
À la lecture de ce livre, je me suis même demandé si l’on ne pouvait pas inverser la perspective de l’auteur. D’un côté, Hoffer nous invite à penser par nous-mêmes et à croire en nous-mêmes, précisément pour nous préserver de suivre les fanatiques. On ne peut, évidemment, qu’être d’accord avec une telle proposition. Mais en même temps, l’auteur semble affirmer que cela constitue la caractéristique des hommes de mots. Alors chacun de ceux qui pensent par eux-mêmes serait-il un potentiel gourou ? Bien sûr, je force cette logique jusqu’à l’absurde. Cependant, je crois avoir trouvé une solution à ce paradoxe. Je suis et reste un libre penseur, de même que j’invite chacun à penser par soi-même. Car en effet, si chaque homme trouvait en lui-même la force de faire confiance à ses propres pensées tout en attendant de même des autres, et donc en refusant la position de « gourou » ou de « leader », il est évident à mes yeux que l’humanité s’en porterait mieux.