Contre l’assignation identitaire, oser être soi-même
Am I Black enough for you ? C’est ce que chantait Billy Paul dans un magnifique titre funk de la fin des années 70s. L’époque était à la blaxploitation, aux coupes afro, aux manteaux de fourrure, aux chaînes en or, aux Cadillac roses ployant sous les décibels. Pardon si vous êtes choqué par ce que vous pensez être un stéréotype !
Is Luther black enough for you ? C’est la question que s’est récemment posée une responsable de la BBC en charge de la diversité à propos de Luther, cet inspecteur de police incarné par le talentueux Idris Elba dans la série du même nom. C’était pour conclure que non, Luther n’est pas authentiquement noir dans la mesure où il n’a pas d’amis de couleur et ne mange pas de nourriture caribéenne.
Que n’avait-elle pas dit ! Tout de suite s’est déchaînée l’une de ces polémiques dont l’époque a le secret. Débordée sur sa gauche, notre pauvre responsable diversité de la BBC (en soi tout un programme) s’est vu accusée d’employer des stéréotypes sur les Noirs. S’en est suivie une intense discussion pour savoir ce qu’était réellement l’identité noire, et qui avait le droit de s’en revendiquer. Le plus cocasse dans cette affaire, c’est que Miranda Wayland, le nom de notre gardienne en titre de la diversité, est elle-même noire.
Au cours de cet épisode, s’est une nouvelle fois distingué un type d’individu qui m’amuse autant qu’il m’inquiète : le gatekeeper. C’est à cette catégorie qu’appartiennent ceux qui, dans la foulée des déclarations de la malheureuse Miranda Wayland, ont cru bon de lui expliquer, et d’expliquer au monde, ce qui est authentiquement noir.
Les gatekeepers, sombres cerbères du débat
On a tous connu ce type un peu pénible, qui a toujours un avis sur la façon dont les choses devraient fonctionner. Il sait tout mieux que tout le monde. Pire qu’un arbitre des élégances, plus horripilant qu’un simple donneur de leçons, il sait mieux que vous la personne que vous prétendez être, a un avis définitif sur les goûts que vous revendiquez. Tel un physionomiste de boite de nuit, il autorise ou interdit aux autres l’entrée dans le Saint des saints, qu’il s’agisse d’un groupe de fans ou d’un cénacle politique. C’est le genre de personnage que je me suis toujours efforcé de fuir.
Mais parfois, on ne peut pas l’éviter. A force de passer du temps en ligne, j’ai découvert que le web était rempli d’individus de ce genre, qui bien souvent crient plus fort que les autres. Ceux qu’on désigne donc sous le nom de gatekeepers. Au contraire d’autres personnes influentes en ligne, le gatekeeper ne tire pas son autorité de l’expertise qu’il a acquise par l’étude et qu’il est prêt à mettre au service du débat. Son pouvoir, il le tire de sa faculté supposée à trier le bon grain de l’ivraie. Le gatekeeper passe son temps à décortiquer les prises de parole des autres pour savoir si elles sont conformes à l’ordre dont il se veut le garant. En d’autres termes, l’autorité qu’il revendique, c’est celle d’un prêtre, d’un docteur de la Loi.
Ce n’est donc pas surprenant si cette figure est répandue parmi les woke. Avec eux, tout prend rapidement une tournure religieuse, et le débat a vite fait de se transformer en chasse aux sorcières. Un autre exemple me vient ici en tête : celui de Peter Thiel, entrepreneur à succès de la Silicon Valley et homosexuel revendiqué. Le jour où Thiel a annoncé soutenir le parti républicain, le magazine The Advocate lui a dénié l’étiquette de gay, suivi en cela par les gatekeepers de la communauté gay. En d’autres termes, comme l’a très bien résumé Andrew Doyle, créateur du compte parodique Titania McGrath, « être gay ne signifie plus pour eux qu’un homme aime d’autres hommes mais bien qu’il vote pour les politiques supposés représenter les intérêts de la communauté LGBT. »
Je pourrais multiplier les exemples de gatekeeping. Chaque fois, c’est le même scénario. Du haut de sa chaire, l’inquisiteur parle et dit : « Tu n’es pas un vrai noir, ou un vrai gay ou une vraie femme ». Voire pire, si sa victime désignée croit sincèrement dans la cause : « Tu n’es pas celui que tu crois être. » Et on attend de la personne qui se voit ainsi montrée du doigt qu’elle se justifie, qu’elle se repente pour avoir trahi l’essence de la communauté.
Osons leur claquer la porte au nez !
Si on y réfléchit bien, le plus affligeant dans tout ça, ce n’est pas l’excommunication : c’est l’injonction à l’identité de groupe. Car au fond, ce que disent les gatekeepers, c’est : « Tu n’es pas celui que NOUS avons décidé que tu étais, du fait de NOTRE volonté de faire entrer les gens dans les cases où les ont placées leur naissance, ou leurs préférences de genre, ou n’importe quelle autre catégorie qui NOUS sert à classer les êtres humains. » Au rayon des pratiques humainement déplorables, on connaissait l’outing sauvage. Nos curés progressistes ont inventé l’assignation identitaire sauvage, qui leur permet ensuite d’exercer leur pulsions ostracistes.
Le plus simple, c’est encore d’ignorer ces tristes sires. Qui a besoin d’appartenir à une communauté, surtout si elle est définie en des termes aussi stricts ? Trop de monde, hélas. Il y a des gens pour qui être désigné comme traître à leur identité d’assignation signifie la mort sociale. Dans un billet précédent, je vous parlais de Spinoza. Le jour où les rabbins, gatekeepers de l’époque, lui ont dénié le droit d’être un membre de la communauté juive d’Amsterdam, il s’est retrouvé seul, coupé de ses amis, un vrai paria. Il faut être un philosophe de la trempe de Spinoza pour réussir à surmonter une telle épreuve. Combien en ont le courage ?
Ce courage, il faut pourtant apprendre à le conquérir. Le premier pas vers l’émancipation, c’est de refuser d’être défini par d’autres. Ne laissez jamais un gatekeeper, quel qu’il soit, vous dicter votre façon d’être ou d’agir. Pour ma part, j’aime à me présenter comme milliardaire et punk. J’en vois d’ici qui rigolent : il est gonflé, ce Malkin. Et alors ? Si tel est mon plaisir. Je n’ai besoin de l’assentiment de personne pour me penser comme punk. Surtout pas l’assentiment d’un vrai punk. Si tant est que la chose existe. D’ailleurs, je suis sûr d’une chose : s’il existait un gatekeeper punk, garant de la punk attitude, je suppose qu’il trouverait totalement punk de laisser rentrer dans son club quelqu’un comme moi, qui à première vue n’a rien d’un punk. Et pourquoi ? Rien que pour foutre en l’air l’idée qu’il existe une communauté punk. Ce raisonnement vous paraît tortueux ? Il vous semble manquer de logique ? Et alors ? Fuck logic !